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Hauts fonctionnaires, cadres sup’ et déçus de la droite : enquête sur les premiers cercles d’Éric Zemmour
Article mis en ligne le 24 janvier 2022

Alors qu’Éric Zemmour a promis samedi 22 janvier, à Cannes, de réaliser « l’union des droites », Mediapart a eu accès à la liste interne des 1 000 « VIP » du lancement de sa campagne, en décembre. S’y dessine la sociologie des sympathisants choyés par son parti, Reconquête ! : une France issue de la grande bourgeoisie, CSP+ et masculine. Deuxième volet de notre enquête.

« Unissons nos forces ! » Samedi 22 janvier, en meeting à Cannes, Éric Zemmour a appelé à « abolir le cordon sanitaire » entre droite et extrême droite. S’adressant à ceux qui ont « cru en Le Pen, Pasqua, Seguin, Villiers ou Sarkozy », ceux qui sont « patriotes, indépendants ou républicains », il a promis de réaliser l’« union des droites », alors que trois figures du Rassemblement national viennent d’annoncer leur ralliement.

Difficile aujourd’hui de cerner la sociologie de Reconquête !, parti tout neuf. Grâce à un document interne, Mediapart a pu identifier les premiers cercles du candidat d’extrême droite. Ce tableau, intitulé « liste consolidée – VIP », répertorie, sur 20 pages, les 1 000 personnes conviées à son meeting de lancement, qui a eu lieu le 5 décembre, au parc des expositions de Villepinte (Seine-Saint-Denis).

Les invités y sont classés selon leur importance, par un code couleurs. Au fil des pages, on croise pêle-mêle des membres de l’équipe officielle, des personnalités telles que l’ex-ministre Christine Boutin, le directeur de cabinet de Jean-Marie Le Pen, Lorrain de Saint-Affrique, l’ancien mégrétiste Jean-Yves Le Gallou, l’essayiste – et porte-parole de Marine Le Pen en 2012 – Paul-Marie Coûteaux, l’élu (ex-RN) Marc-Étienne Lansade, l’influenceuse d’extrême droite Juliette Briens ou encore le chroniqueur Éric Naulleau. Mais aussi des soutiens restés dans l’ombre : des élus ou militants issus de partis de droite ou d’extrême droite, des entrepreneurs, de grands donateurs (lire notre premier volet). (...)

Des « VIP » à 80 % masculins

Notre enquête auprès de ces 1 000 noms a permis de découvrir les profils et le cheminement politique des premiers soutiens du candidat. S’y dessine une France favorisée, celle qui vit loin des difficultés économiques du quotidien. La grande bourgeoisie et les catégories socio-professionnelles supérieures en somme. Une France masculine également : plus de 80 % des invités sont des hommes. Sur la liste établie par l’équipe du candidat, accusé par plusieurs femmes de violences sexistes et sexuelles, on trouve en effet moins de 200 prénoms féminins. (...)

Les invités VIP du candidat d’extrême droite sont très majoritairement issus des milieux d’affaires et financiers, mais aussi de secteurs comme l’immobilier, l’assurance ou le droit. Apparaissent ainsi une cinquantaine de professionnels de justice – quelques magistrats et juristes, mais essentiellement des avocats. Figurent également des cadres supérieurs en poste dans de grands groupes privés, tels que Renault et Microsoft, ou dans des entreprises publiques comme la SNCF. Mais aussi des hauts fonctionnaires.

Une surreprésentation des diplômés de grandes écoles (...)

C’est Olivier Ubéda, directeur des événements de la campagne d’Éric Zemmour et par ailleurs chargé de cours vacataire au sein de l’école de commerce, qui a convié ses 50 étudiants, après son cours consacré à la conception des meetings politiques. Contacté, il explique l’avoir fait « sur la base du volontariat », pour qu’ils viennent « se rendre compte du travail qu’[il] fai[t] », mais se défend de tout « prosélytisme ».

L’Essec indique à Mediapart n’avoir « bien entendu pas autorisé la réservation de ces places [au nom de l’école] pour le meeting » et fait savoir qu’il y aura « matière à questionner toute nouvelle collaboration à l’avenir » avec Olivier Ubéda. De son côté, l’HEIP assure qu’il ne peut s’agir que d’une initiative prise par des étudiants « dans un cadre privé qui n’engage en aucun cas l’école », et regrette cette démarche qui donnera lieu à un rappel en interne (...)

Dans une note exhibée mi-janvier au détour d’une publication sur Instagram par Stanislas Rigault, président de Génération Z, ce public est considéré comme « une cible électorale pertinente » : « Tous ces étudiants vont voter à l’élection présidentielle, leur parler n’est donc pas une perte de temps. »

Parmi ses soutiens, le candidat compte ainsi des jeunes fraîchement diplômés faisant leurs armes à des postes juniors de grandes entreprises, dans l’audit et le conseil, le secteur bancaire ou la finance, mais aussi la haute fonction publique (ministères, préfectures, ambassades, etc.). (...)

Hauts fonctionnaires, militaires et milieux de la défense

Dans cette liste « VIP », on trouve une trentaine de hauts fonctionnaires ayant fait carrière au cœur de l’appareil étatique. Cet élément distingue Éric Zemmour de Marine Le Pen, qui n’a, elle, jamais réussi à construire un véritable réseau de hauts fonctionnaires au sein de son parti.

Deux ex-préfets et anciens des cabinets ministériels de droite figuraient déjà officiellement dans l’état-major de campagne du candidat (...)

Figurent aussi parmi les invités « VIP » d’anciens conseillers des cabinets RPR ou UMP reconvertis dans le privé. (...)

Sur la liste, on trouve de nombreux militaires ou gendarmes, dont certains hauts gradés, diplômés de Saint-Cyr ou de l’école des officiers de la gendarmerie. Une partie travaille ou a travaillé au ministère des armées ou de la défense ; l’un a même officié au service patrimoine de la présidence de la République. Cette tendance se retrouve dans les piliers de l’équipe d’Éric Zemmour : son directeur de campagne, Bertrand de la Chesnais, est un général quatre étoiles et ex-numéro deux de l’armée de terre ; l’un de ces porte-parole, l’énarque et transfuge du Rassemblement national Jean Messiha, est issu du ministère de la défense.

D’autres naviguent dans les arcanes politiques depuis plus de 30 ans. (...)

Nostalgiques du RPR et déçus de l’UMP

Pour une grande partie des invités de Villepinte, c’est la déception par rapport au positionnement de l’UMP puis de LR qui motive leur soutien à Éric Zemmour. Ils jugent la droite classique trop molle, oscillant entre une aile centriste et une aile droitière. (...)

Grand donateur officiellement engagé à Reconquête !, l’entrepreneur Tom Didi s’est toujours agacé lorsqu’il entendait les figures de LR parler de « la droite et du centre » (...)

Lorsqu’on demande à ses soutiens ce qui les attire chez l’ancien chroniqueur de CNews, c’est surtout la prétendue « liberté de ton » d’Éric Zemmour et son « authenticité » qui sont évoquées : il incarnerait « une voix nouvelle », « un discours dissonant dans un monde archi-convenu ». Le cadre supérieur versaillais cité plus haut se félicite que le candidat fasse « exister le débat » dans une France, selon lui, « cadenassée » par « la bien-pensance » : « Il a le courage de dire certaines choses avec des mots qu’on comprend. Les hommes politiques aujourd’hui, c’est de l’eau tiède, les choses ne sont pas dites. » Un diplômé de Sciences-Po et HEC témoigne lui de sa fascination pour « la culture » née sur les réseaux sociaux autour du candidat, « qui en fait une icône ». Il considère que pour des gens de sa génération, qui ont « moins d’appétence pour les discours très convenus qu’on peut entendre, par exemple, chez Valérie Pécresse ou Emmanuel Macron », le candidat d’extrême droite « transgresse les codes politiques » et « sort des éléments de langage habituels ».

Les trois condamnations d’Éric Zemmour pour provocation à la haine ne sont pas un frein à leur soutien – « du délit d’opinion », considère un haut fonctionnaire interviewé. Pas plus que ses propos sur le maréchal Pétain qui aurait « sauvé » les juifs français : les uns les considèrent comme « sortis de leur contexte » ou balayent des « polémiques » qui seraient montées en épingle par des médias « manquant de neutralité » ; les autres adhèrent à cette réécriture de l’histoire, estimant, à rebours des faits, que cette période serait « plus complexe ».

Sur le fond, ces CSP+, issus pour partie de la grande bourgeoisie catholique, sont convaincus à la fois par le programme économique d’Éric Zemmour (baisse des impôts, suppression de l’impôt sur la fortune immobilière et de l’impôt sur les successions et les donations pour les entreprises familiales) et par son discours anti-immigration et anti-islam.

Si certains prennent soin de préciser qu’ils ne sont « pas d’accord sur tout », ou adoptent un discours policé (« Zemmour est beaucoup plus sur des aspects de société. Vous m’avez compris… »), d’autres s’expriment sans filtre. (...)

D’autres versent dans le complotisme. Évoquant le passe vaccinal, Patrick, à la tête d’une société de conseil en levées de fonds à Paris, dénonce un « coup d’État totalitaire » et évoque une « Troisième Guerre mondiale démarrée par le deep state américain », « des mecs complètement fous, limite sataniques, qui ont décidé de faire basculer l’Occident dans un système néocommuniste ».

En Éric Zemmour, beaucoup refusent de voir « un homme d’extrême droite », alors que l’ex-journaliste prône clairement un nationalisme radical et multiplie les violentes diatribes à l’encontre de l’islam. Une grande partie s’estiment « de droite », pas des « types d’extrême », et affirment d’ailleurs que « jamais » ils ne voteraient Rassemblement national, « une ligne rouge ». (...)

Tous ne sont cependant pas certains de glisser un bulletin Reconquête ! au premier tour de l’élection présidentielle. Parce qu’ils estiment qu’Éric Zemmour reste « un trublion » et « un homme seul », qui ne fait pas assez d’efforts pour « fédérer » ou endosser les habits présidentiels. Ou parce qu’ils veulent « voter utile » – comprendre pour la candidate à droite qui sera en mesure de battre Emmanuel Macron.