
Fabriquer un être humain supérieur, artificiel, voire immortel, dont les imperfections seraient réparées et les capacités améliorées. C’est l’ambition du mouvement transhumaniste, qui veut créer un « homme augmenté » façonné par les biotechnologies, les nanosciences, la génétique. Ce projet technoscientifique avance discrètement, impulsé par les multinationales de la Silicon Valley, mais aussi les laboratoires européens et chinois. Quel être humain émergera de ces expérimentations hasardeuses sur notre espèce ? Voici un extrait de l’ouvrage Au Péril de l’humain, co-écrit par Agnès Rousseaux, journaliste de Basta !.

À grand renfort de marketing, les technosciences nous promettent de grandes mutations pour les décennies qui viennent : implants cérébraux, organes de rechange et peau artificielle, prothèses bioélectroniques, bébés à la carte, nanomédecine, techniques d’amélioration cognitive ou de régénération des corps… L’être humain qui vivra mille ans est déjà né, osent affirmer certains technoprophètes !
L’homme du 21ème siècle sera-t-il seulement « réparé », ou amélioré, connecté, hybridé ? Une chose est sûre : dans les prochaines décennies, des ruptures technologiques sans précédent vont sans doute rendre possible une transformation radicale de l’humain. Quel monde cela nous prépare-t-il ? Serons-nous encore humains lorsque nous aurons réalisé la fusion charnelle des corps et de la technologie ? Qui décide aujourd’hui des contours de cet homme du futur ? (...)
L’ampleur des mutations annoncée est telle que nous sommes dans l’incapacité de cerner toutes les questions qui se poseront très rapidement à nous. Sera-t-il bientôt ringard de ne pas être « augmenté » ? De préférer avoir son téléphone dans sa poche plutôt que greffé dans son cerveau ? De ne pas vouloir intégrer des puces électroniques dans notre corps pour surveiller au quotidien notre santé ? Déjà certains rêvent de devenir « cyborgs » et greffent dans leurs doigts, leurs membres ou leur crâne des technologies pour ressentir de nouvelles sensations, pour entendre différemment ou communiquer avec leur ordinateur. Déjà des chimères homme-animal, pour faire pousser des organes à greffer, grandissent dans des laboratoires. Des organes artificiels – cœur, poumons, reins, œil… – sont testés, pièces interchangeables de corps réparables comme des machines ou des voitures. Déjà des implants électriques dans le cerveau permettent de soigner nos dépressions, nos boulimies, nos troubles obsessionnels.
Ce délire qui vient
Ces innovations, ces hybridations seront-elles réservées aux malades et personnes en souffrance, ou accessibles à chacun ? Seront-elles choisies ou subies ? Seront-elles rendues nécessaires par la pression sociale et la compétition exacerbée entre des travailleurs devant fournir toujours plus ? Verrons-nous demain une humanité à deux vitesses, tiraillée entre des humains « bio » et des humains hybrides et connectés, nouvelle ligne de fracture de nos sociétés ? Ces évolutions vont-elles renforcer les inégalités entre les humains « augmentés » et les autres, toujours vulnérables, moins puissants, plus « mortels » ?
Qu’en sera-t-il de nos identités ? Comment parviendrons-nous à maintenir le sens de notre humanité ? (...)
La plupart des Européens se montrent encore amusés et incrédules devant les promesses des transhumanistes. Pendant que nos centres de recherche européens tentent, plutôt discrètement, de compenser leur retard dans la fabrique de l’homme augmenté, laboratoires chinois, milliardaires et entreprises de la Silicon Valley y engloutissent des fortunes. (...)
Les champs médicaux, militaires et sportifs permettent d’explorer de nouvelles fonctions, et de générer de l’acceptabilité sociale sur les innovations qui voient le jour. Personne ne s’oppose à des progrès médicaux qui permettront d’améliorer la vie de personnes malades ou en situation de handicap. Mais ces technologies pourraient permettre demain d’augmenter les capacités de chacun, notre acuité visuelle, nos fonctions cérébrales ou notre force physique. « Personne ne s’opposera jamais à ce que des tétraplégiques marchent. Mais les technologies développées à cette occasion pourront permettre de mettre au point la vision nocturne pour les fantassins envoyés en Afghanistan, les QI de 320, et les futurs post-Aryens de demain. Qui gagnera à la fin ? Les comités d’éthiques ou les intérêts financiers ? » (...)
« Fabriquer l’humain »
Le projet transhumaniste ambitionne de prendre le relais de l’évolution, pour construire un humain libéré des servitudes corporelles. L’homme devient ainsi créateur de l’homme. « Fabriquer l’humain », c’est pourtant prendre le risque de voir se développer une « sous-humanité technifiée », de plus en plus dépendante de technologies qui modèlent notre corps et notre cerveau, nos perceptions et nos sensations, et notre relation aux autres. C’est aussi jouer aux apprentis sorciers, en développant des expérimentations forcément hasardeuses, étant donnée la complexité de l’identité humaine. Cette vision du monde qui s’impose, sans débat, est celle d’une conception mécaniste du vivant, d’un homme devenu artificiel. L’homme-laboratoire de demain, technologiquement ou génétiquement modifié, sera un mutant. Et pour le transhumanisme, notre condition humaine, notre finitude, nos faiblesses, nos manques ne sont désormais qu’un problème pratique, en attente de résolution technique.
Cet « humain du futur » s’invente aussi dans les labos des entreprises européennes. Un marché très lucratif se développe, encouragé par les pouvoirs publics qui délivrent des crédits pour tenter de s’imposer dans la compétition mondiale des innovations et brevets. Qui impulse ces recherches ? Comment les débats démocratiques sur ces questions sont-ils complètement éludés ou confisqués ? Ce qui pose question, c’est la logique conquérante du transhumanisme. (...)
Pulsions primordiales et espoirs immémoriaux
Le dépassement de l’humanité par la technique est désormais présenté comme inéluctable et irréversible. Il serait donc impensable de résister à cette « idéologie technoprophétique », rendue visible par quelques excités, mais aussi par de puissantes entreprises qui façonnent notre imaginaire et notre rapport aux technologies. Décrypter le storytelling du courant transhumaniste est aujourd’hui nécessaire. Car il ne s’agit pas seulement de quelques extrémistes qui rêvent d’immortalité, de s’injecter du sang neuf dans les veines ou de changer un par un tous leurs organes. Même si leurs associations et leurs colloques ne réunissent que quelques centaines de personnes, c’est un courant puissant, organisé, aux moyens colossaux. C’est une idéologie qui peut sembler marginale, mais qui fait la une des journaux. C’est une vision globale du monde et du devenir de l’homme, avec un caractère messianique, qui façonne les grandes orientations de la recherche dans nos sociétés.
Sa force ? Prendre appui sur nos pulsions les plus primordiales, sur nos espoirs immémoriaux : être plus forts, plus solides, plus rapides, plus intelligents, moins mortels. (...)
Le monde fantasmé du « post-humain »
On nous annonce une révolution de l’espèce en quelques décennies. Peut-être est-ce survendu. Mais, quelle qu’elle soit, nous n’avons pas les outils et les lieux pour penser cette mutation. Celle-ci adviendrait, sans débat démocratique, à une vitesse folle. Qui aujourd’hui se demande en quoi ce futur serait désirable ? Ou en quoi cela participe (ou non) à l’humanisation de notre civilisation ?
Comme toujours avec les technosciences, l’éthique et la politique courent derrière (...)
« Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains », écrivait la philosophe Hannah Arendt en 1958 [4]. « La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique ». Face aux mutations qui s’annoncent, à cette fascination des rêves de puissance, aux aventures aveugles et désinvoltes qui pourraient mener notre espèce à sa perte, tenter de répondre collectivement à cette « question politique primordiale » est aujourd’hui plus que nécessaire.