
Partout, des communautés humaines, réunissant gens du cru et d’ailleurs, s’insurgent contre l’exploitation capitaliste du temps et de l’espace. La résistance aux aménageurs libère d’autres possibles pour la planète.
Premier volet d’un texte en trois parties.
Du Val de Suse au Cotentin, des vallées basques à la Crête, de la Calabre aux forêts de la région de Moscou, des centaines de milliers de personnes se sont mises en mouvement ces dernières années pour s’opposer à des projets détruisant des territoires et les modes de vie qui s’y étaient développés. Si on leur adjoint les paysans et citadins luttant de l’Inde à l’Équateur contre l’accaparement des terres, les villageois en lutte contre l’appropriation des forêts au Cambodge ou les habitants chassés de leurs quartiers en Chine, on peut même affirmer que ces mouvements d’opposition concernent des millions de gens.
De telles manifestations de résistance ne sont certes pas nouvelles. On n’a pas oublié le Larzac, on peut aussi découvrir la lutte de la vallée de la Bormida, située entre Ligurie et Piémont. Ignoré en France, presque oublié en Italie, ce combat des habitants du coin contre une fabrique d’explosifs (devenue ensuite usine de produits chimiques) a duré 117 ans, de la fondation de l’établissement à sa fermeture en 19991. Si ce mouvement a suscité des solidarités en Italie, il n’a rien connu de comparable à ce qui s’est passé l’an passé quand, dans la vallée de Suse, un jardinier a été électrocuté en tentant d’échapper aux policiers. Le drame s’est déroulé le 27 février, lors d’une action de résistance aux expropriations du chantier du TAV – le TGV Lyon-Turin. Il a déclenché une réaction de solidarité de grande ampleur dans la péninsule (manifestations spontanées dans une dizaine de villes, blocages de gares ou du périphérique…). Il faut dire que, deux jours avant l’« accident » de Luca, 100 000 personnes avaient défilé dans la vallée.
Il s’est passé quelque chose de comparable en France – à une moindre échelle – après les premières expulsions qui ont frappé la ZAD à Notre-Dame-des-Landes. Solidarité de centaines de personnes apportant de la nourriture et du matériel, imposante manifestation du 14 novembre, affrontements à répétition… Les événements ont pris une telle ampleur que le gouvernement, et en particulier son chef (qui en fait une affaire personnelle), a dû lâcher du lest. L’issue de la manœuvre consistant à créer une « commission de dialogue » dépendra du rapport de force que les opposants à l’aéroport réussiront à créer au terme de quelques mois de trêves.
Si tant de gens s’identifient aux combats de la vallée de Suse ou de Notre-Dame-des-Landes, c’est pour une raison semblable à celle qui avait attiré des dizaines de milliers de personnes dans les rassemblements du Larzac. (...)
Le caractère concret d’un lieu précis tranche avec l’abstraction des lieux de pouvoirs, bureaux disséminés de Rome à Bruxelles, couloirs des multinationales, arrière-boutiques des mafias et des partis, et jusqu’aux hauteurs dématérialisées des échanges électroniques de la finance mondialisée – le bruit de fond de ce réseau des pouvoirs ultimes qu’il est tout de même bien pratique d’appeler l’Empire. (...)
Pour que fonctionne une société fondée sur la parcellisation de la production, la fabrication à bas prix et la circulation incessante (de l’information, de la finance, des gens et produits), il faut qu’existent des lieux concrets par où les flux passent. Il faut des aéroports pour que les dirigeants et les touristes low cost décollent. Il faut des tunnels de 57 kilomètres pour que les managers aillent plus vite de Lyon à Turin. Il faut la LGV (ligne à grande vitesse) Poitiers-Limoges pour que le capital circule2.
C’est là que les luttes de territoire contemporaines se distinguent de celles d’autrefois, dont le moteur essentiel restait le refus de l’autoritarisme étatique : aujourd’hui, c’est tout un monde qu’elles remettent en cause. (...)
« Contre l’aéroport et son monde » : C’est au moins autant pour la deuxième partie du slogan que pour la première que des milliers de gens ont pataugé dans la gadoue du bocage nantais. Et c’est parce qu’ils sentent que c’est tout un mode de vie qui veut percer la montagne que des milliers d’autres sont venus dans la vallée de Suse. Le plus fort, c’est qu’en s’opposant à un monde, ils sont en train d’en créer un autre.