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le Monde diplomatique
Ils ne lâcheront rien
Frédéric Lordon
Article mis en ligne le 5 mai 2020

Partout de salutaires appels, des tribunes, des textes : après devra être différent, nous ne retournerons pas à la normale, il faut ne pas redémarrer comme avant. C’est bien. L’ennui peut-être, c’est qu’on ne trouve pas la première analyse des conditions concrètes dans lesquelles ce « il faut » aura à se mouvoir.

Disons-le tout de suite, elles sont adverses. En fait même : hostiles.(...)

Des pour qui le problème n’existe même pas comme une possibilité d’inconvénient, ce sont les gens de partis « de gauche », excités comme poux dans la paille fraîche à l’idée de 2022, collés à Skype ou à Zoom pour un grand « brainstorming » sympa. Objectif : « le retour de la gauche (dont-les-idées-triomphent) ». « Les gars et les filles, voilà ce qu’on va faire : on va faire un chouette remue-méninge, tiens un Festival des idées où on se retrouvera tous, après on aura un programme, on trouvera un candidat, on sera tous unis autour de lui, du coup on va gagner les élections, et après, le monde, il sera plus comme avant ». Une vraie farandole — ils sont trop mignons.

Cul des ronces, sorti on n’est pas — dirait Yoda.

Une tribune bien dans cet esprit (positif) rappelle ce précédent de « L’an 01 », qui déjà en 1971 voyait le grand dérèglement, se proposait de tout arrêter pour tout réfléchir à nouveau. Et, déplorent les signataires cinquante ans plus tard, sans que rien n’ait été arrêté, rien réfléchi, et que tout soit pire. La question qui normalement devrait les étreindre s’ensuit pourtant logiquement : par quel miracle quoi que ce soit devrait-il changer d’ici 50 nouvelles années ? (...)(

Que le gouvernement décide pour l’avenir de s’épargner les humiliations d’aujourd’hui et rapatrie masques, respirateurs plus quelques médicaments, sans doute. Que les entreprises pèsent le risque géopolitique (elles le faisaient déjà) ou, maintenant, géosanitaire là où elles ont leurs billes de sous-traitance, probablement aussi.

Mais s’imaginer que le capital sous pouvoir actionnarial renoncera à des coûts salariaux de 100 $ / mois au Vietnam (la Chine, c’est devenu i-na-bor-dable !), et bientôt de 20 $ en Afrique qui piaffe à la porte de la mondialisation, c’est se raconter des histoires en couleurs. Le comble étant bien sûr de se figurer que les nullités criminelles au pouvoir pourraient manifester la moindre velléité de faire changer quoi ce soit.

Or la réponse est très simple : parce qu’il y a « du monde » en face. Certes, un tout petit monde, mais très resserré, très coordonné, et très déterminé — à ne rien changer du tout.(...)

(...) Parce que les tendances spontanément à l’œuvre nous avertissent plutôt que, sauf action de déraillement organisé, « après » sera pareil en pire.Sur la scène de l’histoire, il n’y a plus de place pour les acteurs qui s’étaient donné pour mission « d’obtenir quelque chose du capital » après qu’ils l’aient armé des moyens de ne plus rien lâcher. Alors ils disparaissent. L’impossibilité, c’est celle opposée par le capital qui, en quarante ans, a tellement conquis, tellement pris l’habitude d’exiger et d’obtenir, tellement régné sans partage, et surtout installé si profondément les structures de son règne –- la financiarisation, le libre-échange, les délocalisations –- qu’il n’existe pas pour lui la moindre raison sérieuse d’abandonner quoi que ce soit. Et en effet : quand on a si méthodiquement installé les conditions de son emprise, par quelle sorte de miracle humaniste renoncerait-on à l’exercer ? (...)

Le capital qui s’est créé une telle position, et qui s’y est bien installé, ne cessant d’ailleurs de s’efforcer pour l’élargir davantage, ne laissera pas défaire ses acquis sociaux à lui.
la structure générale de la mondialisation néolibérale peut travailler à la fois à ses opérations ordinaires de discipline salariale et à son auto-défense.(...)

Quand marché pas content, lui toujours faire ainsi : il vend les titres de la dette souveraine, fait baisser ses cours, donc monter ses taux d’intérêt.(...)

Bref, s’en prendre aux structures de la finance, c’est s’en prendre aux structures du pouvoir de la finance. Énorme surprise : la finance ne laissera pas faire. Sa réponse sera à la mesure de la menace anticipée. Si celle-ci est sérieuse, celle-là sera furieuse. Des ventes massives de la dette souveraine peuvent entraîner les taux d’intérêt très (très) haut. il y a une force de représailles préemptives foudroyante, c’est la finance.(...)

Il faut alors imaginer le concert médiatique, l’égout de l’information continue en plein débordement, la noria des fulminants. (...).

Le pire étant dans cette affaire que la finance dispose de ce diabolique pouvoir de se donner raison à elle-même puisque, créant les conditions de la mise en échec, elle… met en échec, et donne alors à qui veut tous les motifs de triompher : « c’est un échec ! ». En l’occurrence le seul échec véritable est celui de n’avoir pas su plaire aux marchés. Mais cet échec-là n’a rien à voir avec les propriétés objectives de la politique économique en question — comme on le voit logiquement à ceci qu’elles n’auront même pas eu le temps de produire leur premier effet avant d’être emportées par la furie spéculative.
départs effectifs, et bruyamment médiatisés, compteur en temps réel sur BFM des sorties de capitaux et des « cerveaux » (sans rires enregistrés). Ensuite, plus discrètement, mais plus décisivement, mise en panne de l’investissement et de l’embauche, c’est-à-dire grève de la croissance et de l’emploi. Où l’on pourra — sauf dans les médias — mesurer vraiment ce que c’est que la prise d’otages de la société entière par le capital : ou bien mes conditions ou bien je vous mets tout en rideau. Disons donc les choses comme elles sont (seront) : sabotage ouvert pour briser aussi vite que possible un gouvernement considéré (à raison…) comme un ennemi de classe.Et notre bon gouvernement, rendu en ce point où il est invité par toutes les forces du capital à se rouler son « mandat démocratique » en cône, qu’est-ce qu’il lui reste comme possibilités ? Eh bien deux, et deux seulement. S’affaler — comme fit Tsipras dans une situation comparable. Ou bien passer la seconde.

Rapatrions l’expérience de pensée dans un réel possible et reformulons le problème d’une autre manière : à la lumière des hypothèses qu’on peut former sur la situation présente. Si la pandémie présente, ses causes et ses suites, ne laissent maintenant plus d’autre choix que d’être anticapitaliste, entre s’affaler et s’avancer laquelle des deux voies choisissons-nous ?
À suivre