
Le documentaire de Cécile Allegra, « Libye, anatomie d’un crime » a été sélectionné par le festival Les Étoiles du documentaire, organisé les 9 et 10 novembres 2019 au Forum des Images. Le film y sera projeté pour l’occasion. Toutes les infos (programme, réservation) sont ici.
« Ce qu’on a subi est inimaginable ». Yassine, dit « le fantôme », semble avoir quarante ou cinquante ans. On ne verra que son dos, ses mains ou sa bouche. Sa voix grave est légèrement modifiée. Il raconte avoir été « attrapé » avec trente autres personnes en mars 2011 et emmené dans une prison de Tawarga, troisième ville libyenne devenue champ de ruine au milieu d’un pays englué dans la guerre civile. « Ils savaient que le pire c’était de nous laisser en vie et qu’on oublierait jamais ce qu’ils nous avaient fait ». Avant de poser ses mains sur ses yeux comme pour en chasser des images insupportables, Yassine conclut : « Non, je n’arrive pas à parler de ces choses. C’est trop sensible, trop difficile ».
« Qu’est-ce qui serait le plus grave ? »
Ce témoignage intervient au milieu du documentaire Libye, anatomie d’un crime réalisé par la journaliste Cécile Allegra (lauréate du prix Albert-Londres) pour Arte et qui a été sélectionné par le festival « Les Étoiles du documentaire », organisé les 9 et 10 novembre 2019 au Forum des Images.
Le viol comme arme de guerre en Libye. Voilà le sujet de l’enquête, qui a également pris la forme de deux longs articles publiés par Le Monde à l’automne 2017. Avec la collaboration de la juriste internationale Céline Bardet, Cécile Allegra suit et accompagne Ramadan et Emad, libyens exilés en Tunisie qui consacrent toute leur énergie à une entreprise aussi complexe qu’indispensable : récolter des témoignages. Assez pour que puisse se dégager un aspect systémique de la torture par le viol au sein d’un pays aujourd’hui moins contrôlé par un État que par des milices. Avec un objectif clair : amener le sujet devant la Cour pénale internationale. (...)
C’est aussi la plus difficile des tâches puisqu’ici le viol concerne en grande partie des hommes. Des hommes humiliés qui se terrent alors dans le silence et disparaissent. (...)
Perpétuer le chaos
En donnant la parole aux victimes le film de Cécile Allegra fait comprendre au spectateur que l’aspect social du viol de guerre a tout autant d’importance que la torture physique qu’il constitue de fait. Lorsque les langues commencent à se délier, il est question de dignité, de regards, de condition même d’être humain. De destruction intérieure, de vie perdue.
Hommes ou femmes, aucune des différentes personnes interrogées le long du documentaire ne s’en est remise. Et pour la plupart, il est impossible de construire quoi que ce soit après coup, de continuer à exister en tant qu’entité sociale ou familiale. Le viol comme arme de guerre ne naît pas seulement dans le chaos, elle le perpétue.
Libye, anatomie d’un crime n’est donc pas que le récit d’une enquête qui a réussi l’exploit de faire enfin agir la Cour pénale internationale. Il s’agit d’une série de témoignages plus bouleversants les uns que les autres, témoignages provoquant chez le spectateur un mélange de sentiments entre stupéfaction, tristesse et colère.
Mais lorsque le générique tombe une autre lecture de ce film aussi terrible qu’indispensable peut émerger. Face à l’incroyable cruauté de certains se dévoile en effet sous nos yeux une poignée d’hommes et de femmes au courage plus incroyable encore. (...)
« Quand tu violes, tu casses tout. Le pays, l’État, tout est bousillé », dira justement face à la caméra de Cécile Allegra un ancien soldat de Kadhafi qui exprime alors un avis tranché et strictement logique sur la question de l’implication ou non de la hiérarchie dans le choix d’utiliser le viol comme arme de guerre : « Ce qui est certain, c’est qu’un soldat suit toujours les ordres. »