
(...) Dans la campagne près d’Odessa, la population subit les incertitudes liées à l’invasion russe et l’impossibilité d’exporter la production agricole, tout en croulant sous les crédits dont Kiev demande le remboursement.
Yuri et Ivan, exploitants agricoles, pèsent des sacs de graines de tournesol, le 3 juin 2022, près d’Odessa, dans le sud de l’Ukraine. Tous deux en veulent tant à la Russie de Poutine qu’au gouvernement à Kiev. (...)
Les stations-essence sont abandonnées : le blocus russe n’empêche pas seulement les produits ukrainiens d’être exportés, il limite aussi grandement l’approvisionnement en énergies.
Sur le tchernoziom, la terre noire d’Ukraine, tout pousse abondamment. Des vignes au loin. Des champs de tournesol à perte de vue. Les coquelicots parsèment la moindre parcelle encore vierge. On entend les oiseaux chanter, on les entend un peu trop : la guerre est là, par le silence. La guerre c’est ici ce qu’on tait. Encore plus que dans le reste de l’Ukraine, on donne peu son nom de famille, on se laisse rarement photographier. « Au cas où... », dit-on comme un mantra. Les habitants d’une petite bourgade non loin d’Odessa demandent qu’on garde secret le nom de leur village. Ils ont été pour l’instant épargnés, mais les Russes visent les silos et ascenseurs à grains, les granges aussi.
C’est le cœur profond, battant, de l’Ukraine que Poutine veut atteindre : sa capacité à produire et, surtout, à exporter des céréales –le pays est le cinquième exportateur mondial. (...)
La guerre est bien totale : d’Odessa à sa campagne, de la mer jusqu’à la terre la plus profonde.
La beauté comme dernière consolation (...)
Le prix de l’essence a doublé. En Ukraine, on a encore un mois de légumes puis ensuite il faudra tout importer de l’étranger. Je n’ai même plus assez d’argent pour acheter au prix de gros. À l’unité, tout est immédiatement plus cher. C’est un cercle vicieux : plus j’achète, moins je peux acheter... La seule région qui produit encore bien, celle d’Izmaïl au sud d’Odessa, n’a aucune solidarité avec le reste du pays, ils profitent du conflit pour bien monter les prix ! » (...)
« Cette guerre je ne la comprends pas, affirme-t-il. Moi je ne pourrais jamais tuer un homme, quel qu’il soit... Je préfère encore finir en prison pour désertion. » Vitaly dit en effet les choses calmement, sans haine, mais il faut bien trouver des fautifs, ou au moins une cause : « Tout ça c’est les francs-maçons et les Illuminati... Nous, les gens normaux, sommes innocents, à l’origine de rien. » (...)
Comme dans les villes, les Ukrainiens de la campagne ne veulent pas que leur quotidien, que leurs normes et leurs ornements soient dévorés par la guerre. Ainsi, dans le centre-ville de la petite bourgade, rien ne semble anormal. Au premier abord du moins. À la mairie, une fois n’est pas coutume, c’est Kiev qui est craint plutôt que Moscou : « Je suis un officiel, alors ne dites pas mon nom ! », commence par acter le maire. C’est le seul homme à porter un costume, à parler anglais ici.
« Le gouvernement ne nous comprend pas... C’est la guerre, je comprends, mais ils ne saisissent pas que l’Ukraine va s’effondrer sans son agriculture. Ils ont donné des crédits à des agriculteurs avant la guerre et maintenant que le conflit est là, ils continuent de demander un remboursement. Mais comment les agriculteurs peuvent-ils rembourser ? Même s’ils peuvent profiter d’une exemption, car fermiers, les jeunes hommes sont de moins en moins nombreux, partis au front, ou morts... Pour la récolte d’automne comment fera-t-on ? Sans argent pour payer les hommes ? » Il s’arrête. Il réfléchit quelques secondes. Le maire finit par se demander : « Comment fera-t-on sans hommes tout court ? »
Si la situation est alarmante, personne ne cède au désespoir. Contrairement aux villes étranglées par un chômage rampant, les Ukrainiens semblent tous à la tâche. (...)
La ferme d’Ivan est à l’image d’une Ukraine transitant entre deux siècles, entre l’Est et l’Europe : des tracteurs de l’époque soviétique côtoient des machines agricoles flambant neuves (...)
Comme tout le monde avant lui, Yuri pointe une administration inefficace et corrompue dont la guerre a accru l’inaptitude. « Plutôt que de nous accabler avec les dettes, le gouvernement devrait nous aider... »