
Depuis la fin du mois d’août, la question de l’insécurité fait de nouveau la Une des médias. Au programme : mise en spectacle de faits divers, statistiques utilisées à tort et à travers, sondages orientés... Nous revenons sur ce traitement médiatique avec Laurent Mucchielli, sociologue et spécialiste des politiques de sécurité [1]. (...)
Nous souhaitons vous faire réagir à un échange qui s’est tenu le 27 août sur CNews. Face à David Guiraud (LFI), le présentateur affirme tout d’abord que la montée de la violence est attestée par les chiffres du ministère de l’Intérieur. Puis, son affirmation étant contestée par son interlocuteur, il rétorque : « On s’en fiche des chiffres ! Il y a un sentiment dans le pays. »
Quelle est votre réaction à cet échange ?
Cet échange révèle à mon sens au moins trois choses. D’abord il est typique de l’usage des chiffres comme des arguments d’autorité, leur instrumentalisation : « ce que je dis est chiffré, donc je dis la vérité ». Ensuite, je relève dans cet échange le passage à une rhétorique et un vocabulaire populistes bien connus notamment à l’extrême droite. En substance : « les chiffres ne vont pas dans mon sens mais je m’en fiche car les chiffres sont le produit du système accaparé par les élites, moi je connais le "pays réel", je vais vous dire ce que ressentent "les Français" ». Enfin, je note que ce journalisme d’opinion est devenu assez typique du rôle de présentateur/animateur des « plateaux télé » même si cela se voit davantage sur une chaîne comme CNews que sur une chaîne du groupe France Télévisions. Le présentateur n’est pas ici un journaliste neutre qui distribue la parole et surveille le bon déroulement d’un débat. Il est un acteur central du contenu du débat lui-même. Il est du reste recruté pour cela. C’est un rôle qui s’est « starisé » à la télévision comme à la radio. C’est le modèle américain du talk show qui s’est un peu généralisé me semble-t-il.
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Le poids des statistiques est devenu énorme dans le débat public. D’abord, comme je l’ai rappelé dans mon livre sur la vidéosurveillance, nous vivons dans une société où l’imaginaire a été colonisé par les sciences et les technologies, et où une partie de la vie quotidienne (mais une partie seulement) évolue sous l’effet du développement technologique. Dans cet imaginaire, les raisonnements mathématiques, en particulier les probabilités, jouent un rôle très important. Ensuite, nous vivons aussi dans une société où le modèle managérial de l’entreprise privée s’est imposé dans l’administration publique. C’est le gouvernement par les chiffres, la culture du chiffre, qui règne partout, du commissariat de police à l’hôpital en passant par l’école. Partout, il faut « avoir les chiffres » et prouver le bien-fondé de son action par les chiffres.
L’effet combiné de ces deux grands processus est particulièrement puissant, et il donne l’impression d’une rationalité qui légitime celui qui l’incarne. Mais ce n’est souvent qu’une illusion. D’abord cette mise en chiffre de la société est toujours une simplification abusive. Le réel c’est la diversité et la complexité. Ensuite, les sociétés modernes restent mues principalement par des émotions et des croyances collectives, par des enjeux de pouvoir et de domination dans la sphère politique, et par la recherche du profit à court terme dans la sphère marchande. La question sécuritaire illustre bien tout ceci.
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le faible recul des journalistes est peut-être aussi le problème de la formation initiale et continue des journalistes. Je ne sais pas exactement ce qui est enseigné dans les écoles de journalisme ni qui s’occupe de leur formation, mais il est probable qu’il ne doit pas y avoir beaucoup d’heures de cours de sociologie et encore moins de méthodologie quantitative. (...)