
Wei Jingsheng, le “père du mouvement démocratique chinois” ne ménage pas les démocraties occidentales. Cette voix que dix-huit années de tortures et de travaux forcés n’ont pas réussi à briser dénonce avec force nos renoncements face à un régime “plus autoritaire que les nazis” et la dérive d’institutions internationales comme Interpol. Entretien.
Il faut parler fort car il y a beaucoup de gens qui n’entendent pas, et d’autres qui ne veulent pas prêter l’oreille”
Quand, en 1979, vous collez un dazibao (un journal affiché) sur le “mur de la démocratie” à Pékin, appelant à la démocratisation de la Chine, qu’est-ce qui motive le jeune électricien au zoo de Pékin que vous étiez alors ?
Wei Jingsheng : J’étais confiant, et la suite m’a donné raison. Les Chinois attendent avec impatience démocratie et liberté depuis fort longtemps. Mais nous avions besoin de quelqu’un qui passerait à l’action. La démocratisation comporte de nombreuses étapes. Strictement parlant, votre démocratie à vous n’est pas parfaite au point d’être inaméliorable. Le premier objectif du “mur de la démocratie” fut l’éveil du peuple : sensibiliser le peuple à la démocratie, et la réclamer. Nous avons atteint cet objectif, ce qui montre que notre réflexion était juste, mais aussi que nous avions bien analysé le peuple. Notre sacrifice n’était donc pas vain.
L’action vous rend immédiatement célèbre, notamment parce que vous signez le dazibao, avec toutes vos coordonnées ! Vous le referiez de la même manière ?
Oui, je ferais exactement la même chose. À cette époque, selon le règlement du Parti communiste chinois, je devais avec certitude être condamné à mort pour cette action “antirévolutionnaire”. Nous le savions à l’avance, tout le monde le savait. Mais c’était notre choix : sans sacrifice, nous ne pouvions pas briser le tabou du public. Et de toute façon la police secrète m’aurait identifié.
À votre avis, pourquoi ne vous a-t-on pas exécuté ?
À cette époque-là, de nombreux hauts responsables du Parti venaient d’échapper à la persécution de la Révolution culturelle. On se battait fortement et largement pour la liberté, pour un système juridique et contre la dictature. Mes réclamations à moi visaient directement Deng Xiaoping ; c’est la raison principale de ma survie. Deng Xiaoping avait passé les années 1980 à combattre ces réclamations, avant de mettre fin au mouvement démocratique lors du massacre de 1989. Ainsi, la Chine a perdu une occasion de démocratisation. De nombreux responsables du Parti ont changé de posture pour cause d’intérêts personnels. La corruption a joué un rôle majeur dans le succès de Deng Xiaoping.
Vous-même aviez été garde rouge pendant la Révolution culturelle. Qu’en retenez-vous ?
Peu de temps après que nous avons aidé Mao Zedong à lancer la Révolution culturelle, Mao nous a laissés tomber. Après avoir observé la société chinoise et calmé nos esprits, nous avons constaté que c’était une escroquerie. (...)
Les tortures que vous avez subies à l’époque sont-elle toujours en vigueur en Chine ?
Oui, elles se sont même intensifiées. (...)
Vous avez été libéré en 1997 par la Chine, suite à d’intenses pressions internationales, celles de Bill Clinton et du Parlement européen notamment. Ce type de pressions est-il toujours efficace ?
À une époque, ces pressions ont été très efficaces. Mais, depuis deux décennies, leur impact s’est atténué, au fur et à mesure que les relations économiques entre les hommes d’affaires et États de l’Occident avec la Chine ont pris une ampleur toujours plus grande. Désormais, seuls le Congrès américain et le Parlement européen m’accueillent. Les autres ont peur du Parti communiste chinois et des hommes d’affaires de leur propre pays. De nombreux dissidents et avocats défenseurs des droits de l’homme sont détenus dans les prisons chinoises. Mais les hommes politiques des pays démocratiques tournent le dos à la souffrance des autres.
En 1999 à Lyon, grâce à un mégaphone depuis le balcon du journal Lyon Capitale, vous aviez pu interpeller directement Jiang Zemin, le numéro un chinois d’alors, en visite dans la ville. Avez-vous eu d’autres opportunités de vous faire entendre de dignitaires chinois depuis ?
Je passe à l’antenne, j’écris des articles. Les dignitaires suivent mes analyses et mes commentaires, car ma parole a du crédit. Mais cela fait longtemps que je ne passe plus sur Radio France Internationale. (...)
Vous revenez à Lyon dans l’espoir d’être reçu par Interpol. Qu’avez-vous à leur dire ?
Après l’aide qu’elle a portée aux nazis*, Interpol ne va pas, j’espère, aider un régime encore plus autoritaire. Mais le choix de nommer à la présidence d’Interpol le chef de la police secrète du régime communiste chinois a de quoi inquiéter, vous ne trouvez pas ?
Des opposants ont-ils été arrêtés grâce à Interpol ?
Actuellement, le régime veut faire arrêter les responsables politiques et hommes d’affaires ayant perdu leurs luttes internes au Parti, ainsi que leurs familles, par le biais d’Interpol ; bientôt la démarche s’étendra aux dissidents et autres opposants d’opinion. (...)
Quelle serait la solution ?
Les gens ne devraient pas faire trop confiance à un gouvernement, quel qu’il soit, surtout ceux qui sont doués pour le mensonge. Lorsqu’on traite avec un gouvernement à qui on ne peut accorder sa confiance, comme le régime communiste chinois, il faut se faire certifier les faits présentés par d’autres acteurs réputés, comme des organisations de défense des droits de l’homme, des forces d’opposition politiques, etc. Les mandats d’arrêt, on ne doit pas les émettre de façon arbitraire. Sans supervision, une institution tourne forcément très mal.
En Occident, les citoyens sont de plus en plus fâchés avec leurs institutions démocratiques, au point d’avoir élu Donald Trump aux États-Unis, ou de placer le FN en France en tête des sondages… (...)
Beaucoup pensent que ce qui menace le plus le gouvernement chinois, c’est une révolte extrêmement violente des plus pauvres, ceux qui subissent des injustices incroyables et n’ont pas grand-chose à perdre…
En effet. Depuis deux mille ans, l’inégalité extrême est le principal motif de la révolte des Chinois tout en bas de la société. Ce qu’on voit aujourd’hui n’est pas une exception.
Votre combat pour la démocratie a une dimension universelle. Qu’est-ce que le jeune Wei Jingsheng de 1979 aurait à dire à la jeunesse du monde d’aujourd’hui ?
D’avoir sa propre réflexion, autonome, et d’interdire la paresse à son cerveau. Ne vous fiez pas aveuglément aux autorités, y compris les universitaires et les politiques. Pour juger du bienfondé de leurs propos, il faut penser pour soi-même. Je n’insisterais pas sur la nécessité d’être courageux ; c’est difficile pour tous, il est normal d’avoir peur. (...)