
“Nous avons le joug sur la nuque et nous tirons la charrue jour et nuit hardiment.” Jacques Toubon fêtera ses 79 ans le 29 juin prochain, quelques jours avant de quitter ses fonctions de Défenseur des Droits. Nommé à la surprise générale par François Hollande en 2014, l’ancien ministre de la Justice de Jacques Chirac s’est immédiatement posé en vigie intraitable et infatigable des libertés publiques, des droits fondamentaux et des discriminations.
Six ans plus tard, le voilà pressé par le temps. Il veut achever et rendre public tout son travail mis en suspend par la crise du coronavirus et ses conséquences pour la population. Un rapport annuel publié ce lundi, un autre à venir sur les discriminations liées à l’origine... c’est un Jacques Toubon absorbé par ces combats menés au fil des mois qui nous a reçus au siège du Défenseur des Droits pour un entretien d’une heure et demie.
On voit bien que les comportements individuels que nous traitons reposent sur des données sociales, sociologiques. Il faut corriger cette situation de défiance entre une partie de la police et une partie de la population. Pour cela, nous ne sommes pas des politiques ni des policiers, mais nous disons qu’il faut faire deux choses : avoir une traçabilité des contrôles et introduire la définition du contrôle discriminatoire dans le code de procédure pénale. Et je crois qu’il n’y a pas, aujourd’hui, de motif à pouvoir refuser cette évolution. (...)
On est dans la philosophie du “ni vu ni connu”, mais “ni vu ni connu”, c’est une position qui est parfaitement contraire à ce que moi je suis chargé de défendre c’est-à-dire les droits fondamentaux et les droits de l’Homme. Mais j’ai le sentiment que les choses évoluent. (...)
Une règle générale, c’est que la liberté de manifester comporte la compensation de respecter l’ordre public. Et cela peut motiver certaines interdictions. Mais il ne faut pas détourner les règles contre cette liberté, comme lors de la Cop 21 (fin 2015 après les attentats du 13-Novembre, ndlr) lorsque des manifestations avaient été interdites de manières irrégulières, sur des bases qui n’avaient rien à voir. Ensuite, il y a ce qui résulte de l’état d’urgence sanitaire. Aujourd’hui, la loi dit clairement qu’on a la possibilité d’interdire les rassemblements pour des raisons de santé publique. Est-ce que l’on se trouvait dans un cas de ce type pour la manifestation contre les violences policières ? J’ai beaucoup de mal à trancher. (...)
Première question : fallait-il un État d’urgence ? Beaucoup de gens l’ont dit, il existait déjà, dans le code de la santé publique, notamment depuis 2009, des dispositions qui auraient pu permettre de prendre les mesures nécessaires sans État d’urgence. L’opportunité a fait que cela a été choisi par le gouvernement, comme il a été choisi pour lutter contre le terrorisme. La question est donc, est-ce que ces restrictions de liberté répondent aux quatre critères qui sont nécessaires si on ne veut pas porter atteinte à l’État de droit ? Nécessité, proportionnalité, exceptionnalité et caractère temporaire. Aujourd’hui il est difficile d’apprécier s’ils sont remplis, mais on voit avec le confinement que les deux premiers répondent à la menace de la pandémie.
Pendant cette pandémie, j’ai été frappé par une certaine désinvolture que la population a manifestée par rapport au respect des libertés.Jacques Toubon, Défenseur des Droits (...)
Les restrictions des libertés se sont faîtes sans coup férir, l’intérêt de la santé publique a primé de manière évidente. On a commencé à se poser des questions, notamment lorsqu’il s’est agi des contrôles après le déconfinement, le système d’information manuel ou l’application StopCovid.
Mais mon observation générale comme je l’avais fait au moment de l’État d’urgence anti-terroriste c’est un certain dédain d’une majorité de la population pour des droits et des libertés qu’un peuple comme le nôtre a mis trois siècles à conquérir, qui sont en grande partie issus de ce qui a été fait à Nuremberg puis par les Nations Unies après la barbarie nazie. On aurait pu penser qu’une majorité serait plus encline à les défendre.
Le tournant, c’est l’État d’urgence anti-terroriste ?
Pour moi il est bien antérieur. Le tournant c’est le 11 septembre 2001. C’est à partir de cette date et à partir des mesures prises par les Américains que toutes les démocraties ont commencé à faire des accrocs à leurs états de droits pour lutter contre le terrorisme. Les Américains l’ont fait de manière très spectaculaire, nous comme d’autres pays européens l’avons fait de manière plus limitée. (...)
Le point le plus important c’est que l’on sorte de l’État d’urgence sanitaire quand la pandémie sera jugulée. On a un mauvais précédent, celui de l’État d’urgence anti-terroriste puisque la loi d’octobre 2017, prise d’ailleurs sous ce quinquennat, pas le précédent, a inscrit quatre de ses mesures dans le droit commun. Le Défenseur des Droits souhaiterait naturellement que ce ne soit pas le cas pour l’État d’urgence sanitaire. (...)
Nous avons traité beaucoup de situations d’urgence. Nous avons obtenu un certain nombre de choses sur les attestations de déplacement pour les handicapés. Bien entendu tout le monde a parlé des mères seules avec des enfants refusées dans les supermarchés. Nous avons obtenu, grâce au Conseil d’État, la réouverture des guichets des demandeurs d’asile qui avaient été fermés par les administrations. Je peux citer un certain nombre d’exemples de ce type pour montrer que notre boulot a consisté principalement à ce que ces inégalités, qui ont été exacerbées par la pandémie, ne soient pas transformées en discrimination. (...)
Car la mise en oeuvre de l’État d’urgence sanitaire et le confinement ont mis en lumière des inégalités sociales, territoriales, individuelles, qui préexistaient. Et il faut bien reconnaître que dans un premier temps c’est le mouvement associatif qui a tenu le choc et qui a assuré les droits fondamentaux des personnes les plus vulnérables. (...)
Il faut absolument que nous ayons par exemple des indicateurs non-financiers nous permettant de mesurer les discriminations. Bien entendu, les politiques publiques doivent jouer un rôle par la formation ou l’éducation. (...)
Et comment jugez-vous les politiques publiques sur les discriminations ?
Les politiques publiques ne s’attachent pas à ces situations. Pour les politiques publiques depuis dix ans, vingt ans, ces sujets ne sont pas des sujets à l’ordre du jour. Il y a bien quelques tentatives, mais disons que c’est très insuffisant. Aujourd’hui le discours principal c’est le discours de l’identité ; il a supplanté le discours de l’égalité.
L’égalité entre les hommes et les femmes est quand même la grande cause du quinquennat. C’est juste de l’affichage selon vous ?
Non honnêtement, je pense que le gouvernement actuel, depuis deux ans au moins, a fait un certain nombre de choses réelles. L’indicateur de Muriel Pénicaud, avec les cinq critères est un progrès. Même s’il a un caractère statistique et qu’il est insuffisant par rapport à ce que nous nous proposons. C’est-à-dire des indicateurs non-financiers qui ciblent directement les situations de discriminations. Il faut que l’entreprise passe devant un miroir tous les matins et qu’il lui renvoie l’image de l’égalité de traitement, de la non-discrimination dans l’entreprise. Et à tous les niveaux. C’est à dire non seulement combien il y a de femmes cadres, mais également combien il y a de femmes en responsabilité, etc. (...)
Je pense qu’aujourd’hui, la majorité d’un peuple comme le peuple français n’a pas conscience de la valeur concrète, quotidienne des libertés. Il ne se rend pas compte, je crois, de ce qu’est l’enjeu des libertés. Et que cet héritage accumulé depuis deux siècles et demi, presque trois, peut être sous certaines pressions comme la peur, les régimes politiques plus ou moins autoritaires, assez vite dilapidé. Donc il faut se battre pour ça et c’est le rôle du Défenseur des Droits en tant que vigie des libertés.
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Le Défenseur a deux missions : régler des centaines de milliers de cas individuels pour lesquels les droits ne sont pas respectés et mettre des questions dans le débat public. Il faudrait donner au Défenseur des Droits un peu plus d’effectivité dans ces recommandations.
Mais, en même temps il faut faire très attention. Aujourd’hui, je prends des positions irréfragables en droit parce que je ne me pose jamais la question du principe de réalité c’est-à-dire la question de la faisabilité politique de la décision. Je laisse ça à ceux dont c’est le métier. Si on introduit une notion d’effectivité, est-ce que nous n’allons pas commencer à empiéter sur notre liberté, notre indépendance, notre autonomie de décision ? (...)
Ce à quoi je me suis le plus attaché c’est probablement la lutte contre les discriminations, parce que c’est ce qu’il y a de plus difficile. Donc, c’est peut-être le combat le plus important, le plus exemplaire que j’ai mené et j’en prendrai un exemple : ce que j’ai fait pour l’égal accès à la cantine scolaire.
Pourquoi cet exemple ?
C’est une question dont on voit aujourd’hui l’importance avec cette pandémie. Sur les trois repas, en avoir un assuré par le service public de la restauration scolaire comme c’était le cas lorsque les écoles étaient ouvertes ou au contraire être à la merci de l’incertitude qui peut régner dans certaines familles qui n’ont pas les moyens, ça fait une très grande différence. Et j’aime bien cet exemple parce que nous avons pris des décisions assez fortes et je pense qu’elles seront peu à peu appliquées par les maires. Des millions d’enfants sont concernés. (...)
Quels sont les sujets qui vous préoccupent le plus, dans la France d’aujourd’hui ? Quel devra être le combat principal de votre successeur ?
Je pense qu’il y en a deux. L’un est vite dit : il faut arrêter ce mouvement d’indifférence ou de dédain à l’égard des libertés et des droits fondamentaux. Et ça, c’est quelque chose qui relève de la politique, mais auquel nous pouvons prendre notre part.
Et la deuxième chose, c’est continuer à lutter pour un égal accès au service public. (...)
Je souhaiterai beaucoup que le prochain Défenseur des Droits soit UNE Défenseur des Droits. Ce serait un signal conséquent pour l’égalité entre les femmes et les hommes." (...)