
D’abord un mot sur mon parcours. Je viens de la gauche la plus traditionnelle, productiviste. J’étais persuadé que le développement des forces productives était le préalable au progrès social parce qu’il augmentait la quantité de richesses à distribuer. On s’interrogeait peu sur le contenu des besoins à satisfaire. Je me rappelle avoir entendu des argumentaires du type : « Les capitalistes proposent des Mercedes pour les riches et des 2 CV pour les pauvres ; nous, c’est Mercedes pour tout le monde. » On parlait de la société de consommation pour dénoncer l’aliénation qu’elle provoquait plutôt que la destruction qu’elle engendrait. J’ai fait partie de ceux qui trouvaient insupportables les travaux du Club de Rome. Nous les considérions comme des suppôts des capitalistes, qui étaient là pour endoctriner les gens et leur faire aimer leur misère. La première entaille pour moi a été la fréquentation d’Alain Bombard [1], qui soulevait nombre de questions sur l’environnement. (...)
Ainsi j’ai travaillé intellectuellement avec un homme qui était partisan des centrales à sels fondus. Des personnages comme lui remettaient en cause une évidence pour un intellectuel tel que moi spécialisé dans les lettres et la philosophie. Je nageais dans l’illusion que la technique pouvait atteindre des perfections ultimes. Eh bien non, d’autres solutions que celles affichées étaient possibles. D’autres discutaient aussi de la fusion nucléaire. Cela ouvrait d’autres perspectives. Et tous avaient en commun de dénoncer les dangers du nucléaire tel qu’on le connaissait. Mais, être de la première gauche et contre le nucléaire, c’était à l’époque une contradiction. (...)
Mai 68 m’a amené à Marx, et Tchernobyl m’a amené au nucléaire. (...)
Pour avoir une idée plus précise, je suis allé visiter la centrale de Nogent-sur-Seine. C’est la seule centrale nucléaire au monde installée en amont du fleuve qui abreuve la capitale d’un pays ! Après avoir fait la visite, on s’est retrouvé sur les toits, et pour être aimable avec les gens qui étaient là, dont je voyais bien qu’ils étaient mal à l’aise, je leur dis : « Oh, vous avez une jolie forêt, elle doit être giboyeuse ! » Et un gars me dit : « Oui, oui, mais nous notre problème, ce ne sont pas les cerfs et les biches, mais les lapins. Parce qu’ils rongent les câbles. » Je le regarde. Il change de couleur. Tout le monde change de couleur. Le gars s‘aperçoit qu’il a dit une bêtise. « Non, non, on a mis des grillages en profondeur, et tout est net. » On est reparti avec, outre le malaise qu’on ressentait déjà, de la peur. J’ai compris que ces gens ne contrôlaient pas les choses autant qu’ils le disaient. (...)
Les lapins pourraient mettre à bas une centrale située à 50 km de Paris.
C’est ce qui est apparu ce jour-là. Je ne sais pas si c’est toujours le cas ou si on a enterré plus en profondeur les grillages pour empêcher les lapins de passer. Mais, c’est ce que m’a dit cet homme. À partir de ce moment a commencé un cheminement pour me demander ce qu’on pourrait faire à la place du nucléaire. Et j’ai commencé à m’intéresser aux énergies alternatives. Et des énergies alternatives, vous passez à d’autres idées. Là-dessus, deuxième rencontre intellectuelle, ma propre fille, qui, bien dans sa génération, est écolo-républicaine. Elle a commencé ma formation.
Elle milite dans une association ?
Non, elle était écolo au collège et ensuite au lycée. Elle s’intéresse, elle lit, elle soulève des problèmes. Elle me montrait le caractère archaïque de ce que je racontais.(...)
Votre théoricien de l’écologie, c’est le pape François ?
Il ne m’a plus rien appris mais j’ai été intéressé. Cette encyclique sent le soufre. Elle comporte des aspects qui pourraient être qualifiés d’hérétiques si Ratzinger [le précédent pape, Benoît XVI] était toujours le préfet pour la Congrégation de la doctrine de la foi. Parce que mettre Teilhard de Chardin, auteur à l’index, dans une encyclique… (...)
à un moment donné, ça a été la bascule. La première fois que j’ai écrit sur l’écologie, c’était pour le congrès du PS en 2008. J’introduisais le concept de « planification écologique ». Parce qu’entretemps, j’avais compris de quoi on parlait — y compris comme homme qui vient de la tradition socialiste et qui avait fait le tour par Marx. Marx parle de la nature comme « du corps inorganique de l’homme ». Il ne sépare pas l’homme de la nature.
Donc, je suis passé par Marx et j’ai compris ce qu’est réellement l’écologie politique. Ce n’est pas de l’environnementalisme, ce n’est pas la nature qu’on défend. C’est considérer qu’il y a un seul écosystème compatible avec la vie humaine. Et cela a été la phrase clé pour moi. Nous parlons des biens communs. Sont des biens communs ceux qui rendent possible la survie du seul écosystème compatible avec la vie humaine. À partir de là, les choses se sont mises en ordre dans ma tête. (..)
Il y a le mot provocant, dont je raffole, de « planification ». Si j’avais seulement dit : « J’ai des points d’accord avec les écolos », on aurait dit : « Très intéressant mais on s’en fiche. » Mais parler de planification, c’est parler de mise en œuvre. La planification, c’est la maîtrise du temps, la domination des êtres humains sur le temps, qui est la dimension cachée et immatérielle de la réalité sociale, y compris de la réalité politique. (...)
La question du temps conduit à se demander ce que nous cherchons. Quoi ? De l’harmonie. L’harmonie, cela peut paraître de la métaphysique ! Mais non. L’harmonie est la coïncidence des cycles du temps. Ce qui conduit à l’écologie.
C’est quoi, les cycles du temps ?
Il y a le temps de la prédation et le temps de la reconstitution par la nature de ce qu’on lui a pris. Cela implique un concept nouveau : à la place de celui de révolution, c’est le concept de bifurcation. En changeant un paramètre de la trajectoire générale, la dynamique de l’histoire peut changer de cours du tout au tout. Ces trois idées me placent sur le terrain de l’écologie politique mais dans une vision matérialiste.
Le temps, le nombre et… ?
Et les dynamiques à l’œuvre dans l’Histoire. Voilà comment je suis entré dans la planification écologique. Et ensuite, je me suis senti l’audace de partir des concepts fondamentaux de l’écologie politique : les biens communs, l’unité et l’indivisibilité du rapport de l’homme à la nature. (...)
L’homme ne se pense plus seulement par rapport à lui-même mais dans sa relation avec la nature. Et tant qu’il n’aura pas trouvé les conditions, les clés de l’harmonie, c’est-à-dire de la coïncidence des temps et des cycles, il vivra en contradiction avec l’environnement qui l’a fait évoluer plus vite que sa capacité d’adaptation. (...)
le capitalisme de notre époque nous l’enseigne mieux qu’à aucun autre moment de l’histoire. Si nous ne révolutionnons pas ce mode de production et de consommation, la catastrophe est certaine. Il est possible qu’elle intervienne de toute façon, et qu’elle nous mette tous au pied du mur, individuellement et collectivement.
Comment répondez-vous à la possible catastrophe écologique ?
Par la révolution citoyenne. L’idée en est la réappropriation par les êtres humains de leur destin. Le système nous aliène en ce sens qu’il efface les causes et rend les individus responsables de la situation pour la leur faire accepter. D’où l’importance du système d’information. L’éducation nous apprend à être autonomes et l’information nous permet de disposer des matériaux pour penser. Mais aujourd’hui, on ne dispose pas à l’échelle de masse des matériaux pour penser. On a outils de masse, oui. Et puis des îlots de résistance qui essayent de maintenir une lumière allumée dans une autre direction. Mais l’obscurantisme actuel est supérieur à l’obscurantisme religieux. Parce que l’obscurantisme religieux, c’est une fois par semaine, avec la célébration de la messe. Avec l’obscurantisme de la publicité et des médias, c’est tous les jours, toutes les heures, tout le temps. (...)
Révolutionner les modes de production et de consommation pour éviter la catastrophe, c’est quoi concrètement : la frugalité, la sobriété ?
Un, on arrête le nucléaire. Il faut créer d’autres sources d’énergie.
Ensuite, on ne peut pas continuer à manger des choses qui nous rendent malades. Comment règle-t-on ce problème ? Cela passe par des choses modestes : par exemple, 100 % bio à la cantine scolaire. Le mécanisme économique de base va être la relocalisation. Tout ce qu’on peut relocaliser doit être relocalisé.
Ensuite, diminuer les surfaces imperméabilisées. Donc, il faut travailler autrement. (...)
Bref, on prend les choses une par une, sous leur aspect concret. Mais ces aspects concrets sont une interpellation de toute la logique du système. La bataille politique devient une bataille culturelle. Il faut une grande cure de désintoxication. Et, il faut le faire avec soin et méthode.
Mais on ne va pas dire aux gens que tel ou tel plaisir est dorénavant interdit. La sobriété ne peut pas être un mot d’ordre. C’est un objectif mais cela ne peut pas être un mot d’ordre. (...)
On va commencer par dire qu’il faut une énergie alternative qui s’applique maintenant à toute vitesse. Il faut modifier la législation et expliquer aux gens pourquoi. Parce que cela urge, parce que le nucléaire est dangereux. Et après, on va dire : « Les amis, il faut que l’un descende et que l’autre monte. Il va bien falloir réduire la consommation électrique. » On le prendra concrètement. Par l’intérêt général. La révolution citoyenne nécessite un peuple révolutionnaire citoyen.
Y a-t-il une planification écologique de la réduction de la consommation d’énergie ?
Évidemment, parce qu’une bonne part de la consommation des énergies est absurde. Mais il faut laisser tous les sujets ouverts. Ne commençons pas avec ce qui va braquer tout le monde. L’écologie doit être un stimulant d’enthousiasme, de techniques, de manières de vivre. C’est comme cela qu’on peut entraîner le grand nombre et le convertir à préférer l’intérêt général. Démanteler le nucléaire, on va le faire avec les ingénieurs du nucléaire. (...)