
Ces ex-journalistes n’ont pas connu de difficulté à intégrer des rédactions. Mais après quelques années de lutte contre les articles bâclés, la course au référencement, et l’absence générale d’exigence, ils se sont résolus à quitter le secteur. Ils racontent.
La plupart du temps, les médias s’interrogent sur la précarité des jeunes journalistes, dans un secteur en crise depuis maintenant plus de deux décennies. "Obtenir un emploi stable prend de plus en plus d’années", constatait Le Monde le 2 juillet . En 2019, Les Inrocks faisait parler de jeunes journalistes "sous-payés, précarisés, critiqués", souvent aux prises avec les reproches lors de leurs reportages parmi les Gilets jaunes. Et Marianne dévoilait le dernier rapport du cabinet Technologia réalisé en partenariat avec le premier syndicat de journalistes, le SNJ, titrant sur le fait que "37 % des journalistes veulent changer de métier". L’Express constatait lui aussi "le blues des journalistes" sous la plume d’Audrey Kucinskas, qui s’est d’ailleurs elle-même mise en retrait du métier il y a quelques mois. L’un des interrogés concluait alors : "La presse aujourd’hui ne saurait même pas repérer un Jack London. Il partirait faire des podcasts pour Spotify ou des documentaires pour Netflix." (...)
Arrêt sur images a interrogé, anonymement ou non, une quinzaine de professionnels ayant changé de métier ces dernières années. Âgé.e.s d’une trentaine d’années, ils avaient tout pour réussir dans ce métier : efficaces, volontaires, blancs, souvent bourgeois, sortant parfois en bonne place des meilleures écoles, ou ayant gagné des concours. Après quelques années dans une ou plusieurs rédactions de tous supports et de toutes tailles, ils ont préféré s’en aller vers d’autres horizons, sans haine mais avec une désillusion certaine. Pas forcément idéalistes au départ, mais avec une envie affichée de servir la démocratie, ils font le constat commun d’avoir été surtout des ouvriers de l’information, traitée selon une logique éloignée des belles paroles des patrons de médias et de leurs rédacteurs en chef. Selon eux, seule une révolution pourrait faire sortir ce métier d’une crise qu’ils perçoivent comme systémique autant qu’économique. (...)
"Bolloré a des millions d’euros d’investissement en Afrique, alors mes sujets Afrique n’étaient jamais acceptés. Mais à aucun moment on ne vient te le dire clairement ! On te dit non sans explications au début, puis que ça n’intéresse pas les gens, alors que ce n’est pas la raison pour laquelle ils n’en veulent pas… c’est très insidieux, mais en ouvrant un Direct Matin (le nom du journal alors, ndlr) et en regardant le produit dans son ensemble, le journal va faire la promo de tel intérêt économique ou politique de Bolloré", analyse-t-il. S’il a quitté complètement le monde journalistique pour la Thaïlande, c’est parce qu’il est convaincu que "si le journalisme se bat, en fait, il est déjà mort, et les gens qui nous lisent ou nous regardent en sont conscients". (...)
D’autres ont surtout ressenti l’influence des annonceurs, comme Freeman lorsqu’à 20 ans, il exerce en CDI dans un groupe de sites web d’actu automobile. "Je me suis vite ennuyé, car c’est un monde très dépendant de la publicité, alors on n’est pas complètement naïf quand on se fait offrir des voyages de presse pour des essais à la montagne, à la mer, qu’on boit des grands vins… en presse auto, on a coutume de dire que le journaliste est un SDF qui vit comme un millionnaire." En presse régionale, l’influence est plutôt celle des institutions et collectivités. (...)
Le burn-out est commun, les rédactions inhumaines (...)
"On te dit que c’est un métier-passion mais c’est une expression débile à partir du moment où on ne respecte pas les employés, leur santé physique et mentale. C’est un truc qu’on assène aux jeunes journalistes pour leur faire accepter des conditions de travail intolérables", résume un autre. (...)
Les témoins de cette enquête sont tout aussi unanimes pour pointer l’absence globale de gestion des ressources humaines et de management, de leur embauche à leur départ en passant par les stages. Et chaque chef de service semble alors tout-puissant, dérives comprises. (...)
La crise amplifie tout, et surtout le pire (...)
"J’ai vu des rédactions où en quelques années, on est passé de 4 salariés à deux personnes dont un précaire", constate à propos de ses expériences en presse locale Masson, qui n’a pas mieux vécu l’hypocrisie de certains titres prétendant à une ligne éditoriale très à gauche. "Quand tu piges (vends des articles à l’unité rémunérés en salaire selon le droit du travail, ndlr) pour des petites structures qui se drapent dans la robe de la vertu mais te paient 6 mois plus tard et essaient de te payer en factures (donc sans les cotisations sociales des salariés, ndlr)..." (...)
Et le pire, c’est qu’étant passé dans ces rédactions web, je savais comment elles en arrivaient à écrire des articles soit totalement faux, soit anglés de façon biaisée", s’énerve Ducousso plus d’un an après. "On est passé de ’c’est les pauvres’ à ’c’est une bande de racistes’ à ’ce sont des casseurs d’extrême-gauche’, alors que je voyais la réalité sur le terrain donc je savais que c’était bidon. Le système journalistique, tel qu’il est aujourd’hui, avec ses contraintes financières, favorise une info de moins bonne qualité, voire malhonnête".