
J’ai réussi à me faire passer pour un homosexuel en quête de rédemption pour tester de l’intérieur cette désastreuse méthode.
« J’ai une chance incroyable, Jésus m’a sauvé. » L’homme qui parle, la soixantaine timide, vêtu de gris, mince, peau hâlée, s’appelle Tim. Arrivé la veille du Wisconsin, il est sagement assis à l’arrière d’un break qui nous emmène vers un lieu tenu secret jusqu’au matin même, à la frontière de la Pennsylvanie et du New Jersey. « J’étais perdu et Il m’a sauvé », insiste-t-il.
Difficile de ne pas sursauter à l’évocation aussi soudaine de la religion, quelques minutes après notre départ. Je comprends vite qu’elle jouera un rôle central dans ce long week-end de trois jours et demi, malgré les promesses bienveillantes des organisateurs, quelques semaines auparavant. Sur le siège avant, équipé d’une sangle en velcro autour du torse qui retient une minuscule caméra fixée à mon bouton de chemise et avec une batterie de rechange calée dans mon caleçon, je ne suis pas libre de mes mouvements et ne peux me retourner complètement vers mes nouveaux camarades, trois hommes âgés de 35 à 60 ans. L’un d’eux, moins avenant, a fait le voyage depuis l’Égypte. (...)
Journaliste français, gay, vivant aux États-Unis, j’ai réussi à me faire passer pour un homosexuel en quête de rédemption, montrant patte blanche, donnant pendant plusieurs semaines aux organisateurs, très méfiants, faux noms et faux documents, utilisant une adresse e-mail créée pour l’occasion, effaçant temporairement les traces de mes écrits sur internet, partageant histoires et anecdotes alternatives mais aussi proches de ma réalité que possible, pour ne pas commettre d’erreur à la moindre question.
Le risque est mesuré, par moi et par la boîte de production qui m’a contacté pour effectuer cette infiltration, en vue d’un documentaire : ce n’est pas (a priori) de finir enterré vivant dans les bois de bouleaux et de sapins baumiers –je ne m’infiltre pas au cœur d’un cartel mexicain–, mais d’avoir fait tout ce chemin pour rien, de ne pas avoir d’images convaincantes et de passer un mauvais moment, si jamais le colosse qui mène cette drôle de thérapie, sorte de chaman haut de deux mètres au caractère irascible, découvrait qui je suis réellement. Malgré tout, je n’en mène pas large.
J’apprendrai l’improbable nouvelle plusieurs jours après, à l’issue de mon calvaire : un autre journaliste undercover, envoyé par une association américaine qui lutte contre le charlatanisme et le danger de ces groupes « de guérison » sectaires, était présent à mes côtés ce week-end-là. Il s’est fait repérer à l’issue du deuxième jour, deux hommes lui ont confisqué la carte SD cachée dans ses lunettes et l’ont renvoyé chez lui manu militari, à l’abri des regards, profitant d’une pause dans le programme et prétextant devant nous une urgence quelconque. En un sens, il a détourné leur attention, me laissant opérer sans contrainte. (...)
Chaque passager de cette berline évolue dans une petite prison mentale, qu’elle soit religieuse, familiale, sociale, que le danger soit réel ou imaginaire. Tous assurent ne pas être homophobes, admirer les progrès faits par la société américaine au sujet du mariage pour tous ou de la GPA (légale aux États-Unis), tout en refusant catégoriquement qu’ils s’appliquent à eux. (...)
En découdre avec sa nature profonde
Il sera beaucoup question de « tuer le père », de virilité à reconquérir et, surtout, d’abstinence à tout prix. De « force plus puissante que notre libre arbitre » aussi, comme pour justifier sans forcément la nommer la présence d’un Dieu omniscient, à l’image des réunions 12-Steps, Al-Anon ou celles des Alcooliques Anonymes, qui font fureur aux États-Unis. Le tout paradoxalement emballé dans des exercices parfois très homoérotiques.
Pendant trois jours, on va manger, dormir, discuter, rire, pleurer, rationaliser, cracher, justifier, détester, triturer dans tous les sens sa « SSA » (en anglais, le sigle sera employé jusqu’à l’ivresse pendant quatre-vingts heures), obsession traitée comme une dépendance alcoolique ou une maladie grave. À savoir, sa « Same Sex Attraction », son attirance pour les personnes de même sexe. (...)
Face à la recrudescence de ces mouvements, les législateurs de plusieurs États américains ont tenté, ces dernières années, d’éradiquer les thérapies pour les enfants et les adolescent·es, qui fleurissaient dans le pays. Mais on avance encore lentement (...)
Dix-huit États seulement ont voté des lois interdisant les « homothérapies » sur mineur·es, les organisations conservatrices considérant ces interdictions comme des entraves gouvernementales au Premier amendement, qui garantit la liberté d’expression et de religion. Selon une récente étude, menée par des médecins américains et publiée en août dans la revue New England Journal of Medicine, 20.000 adolescent·es américain·es subiront une thérapie de conversion avant leurs 18 ans.
Après le suicide de certain·es participant·es, les dénonciations du corps médical et les coming out très médiatisés de plusieurs figures du mouvement, dévastées de constater que la formule magique n’existait pas, les thérapies pour adultes sont également dans le collimateur de plusieurs États américains. Seize d’entre eux les ont purement et simplement interdites. (...)
Ici, à Philadelphie, on ne fera pas dans le grandiloquent. Pas de matériel médical, pas de pilules ou d’électrochocs, pas de torture physique, nous ne sommes pas dans une secte qui enchaînerait ses disciples jusqu’à ce qu’ils recrachent leur homosexualité par la gorge comme un mal démoniaque, façon The Conjuring. Certains participants atteindront cependant à plusieurs reprises une sorte de transe cathartique, persuadés que la source de tous leurs malheurs est l’horrible possibilité qu’ils soient gays. (...)
Pétri de clichés, je m’attendais à quelques rednecks de Géorgie férus de Trump, à des évangélistes illuminés ou des born again républicains, entourés de quelques malins charlatans venus se faire un billet. Mais il y a là toute l’Amérique, dans ce qu’elle a de plus beau et de tragique. L’incroyable Amérique bigarrée qui croit aux miracles et aux rédemptions. (...)
Le stage sera en fait un étonnant mélange de scoutisme pour hommes mûrs en déficit de virilité, une école sans bourreau, une retraite où l’on se remplit la tête d’idées écrasantes au lieu d’y faire le vide, une certaine idée de la camaraderie dans un décor naturel, une épaule sur laquelle déverser sa détresse pendant trois jours, mix de panthéisme bon teint, de recherche de l’amour paternel et de psychologie de comptoir (si l’on arrive en terrain conquis, sûr de soi), potentiellement dévastatrice si l’on souhaite plus que tout au monde repartir hétérosexuel et restreindre sa vraie nature. Au moins pour quelques semaines, pour quelques mois. S’acheter un peu de temps de répit en enterrant provisoirement les pensées néfastes. Les dompter ou, a minima, ne pas act on it, ne pas y succomber. C’est la clé pour beaucoup. Une clé rouillée.
Mais que se passera-t-il si les pensées reviennent ? On peut faire le stage deux fois, trois fois, dix fois, certains sont fidèles au groupe depuis des années, des décennies, y ont trouvé des amis, mais sans aucun suivi psychiatrique sérieux, sans professionnel de santé derrière eux, malgré des traumatismes souvent bien réels. D’autres se font aider, rescapés de viols, d’abandons ou d’agressions sexuelles qui, selon la feuille de route savamment rôdée de l’association, ont façonné ces pensées gays. (...)
Ce fut, malgré toute la distance mise au préalable entre ces méthodes et moi, l’une des expériences les plus déstabilisantes de ma vie. (...)
Il faut n’avoir jamais douté de sa sexualité une seule seconde, ne jamais avoir inventé de stratagèmes pour se fondre dans la masse hétérosexuelle, ne jamais avoir prétexté faire partie d’une minorité dominante, pour pouvoir aborder une telle expérience avec une posture de moralité supérieure.
La souffrance qui anime les jours de certains hommes restés dans le placard est réelle, parfois d’une rare violence. Elle s’insinue partout, sous la peau, elle habille le quotidien d’un voile de suie invisible aux yeux des autres. Pas uniquement parce que l’on pense chaque jour à faire l’amour avec une personne de même sexe, cet aspect mécanique serait trop simple à assumer, mais parce que savoir que ce sentiment nous expose à de possibles représailles (réelles ou fantasmées) est insupportable. Et, pour certains, qu’agir fera de nous des menteurs et des traîtres aux yeux de Dieu. C’est la raison pour laquelle un coming out est encore subversif, voire impensable, dans certains milieux religieux. (...)
L’acceptation, ces trente hommes d’un certain âge l’imaginent comme une fin affreuse, pas comme le début de quelque chose de différent, de mieux. J’aurais aimé leur souffler à l’oreille que la vie commence quand on sort du placard. J’ai bien failli exploser à plusieurs reprises, entre deux séances de torture psychologique qui avaient terrassé la totalité du groupe, moi y compris, mais je n’en avais pas le droit.
La France n’est pas épargnée
L’empathie ne manque pas dans le très beau livre que viennent de publier Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre, Dieu est amour, aux éditions Flammarion. Leur enquête de deux ans dans les « homothérapies » françaises importées des États-Unis se tient à une distance respectueuse des croyances de chacun, tout en dénonçant les absurdités qu’une certaine Église rigoriste s’échine à mettre en place (dans le livre, il s’agit des groupes Torrents de vie et Courage). (...)
Déroutés, les participants du stage de Philadelphie le furent lorsqu’ils apprirent, le matin du troisième jour, que le maître des lieux, colosse aux cheveux gris, n’était pas un ancien homosexuel repenti, comme nous le pensions, mais un alcoolique en rémission... S’annonçant hétérosexuel lors d’un rassemblement aux aurores, alors qu’il avait déjà mis tout le monde en émoi le matin même en se baladant éhontément en slip très échancré, par provocation, il avait non seulement fait augmenter la charge homoérotique du week-end (assurément contre-productive), mais il avait aussi semé le trouble. (...)
Les suicides et les dépressions consécutives à ces « homothérapies » ne résultent pas du malheur auquel est condamné un homme ou une femme homosexuel·le, trop longtemps resté·e dans le placard. Mais bien du poids que la société fait peser sur des participant·es ayant cru à une possible sortie de crise. Leur espoir de guérison est parfois la seule issue envisageable. Plutôt que d’affronter famille ou croyances.
En France, face à la recrudescence de ces pratiques, essentiellement venues du catholicisme et du protestantisme, la députée LREM Laurence Vanceunebrock-Mialon va déposer au printemps 2020 une proposition de loi prévoyant 30.000 euros d’amende et deux ans d’emprisonnement pour qui organiserait une « thérapie de conversion », bien que leurs termes soient parfois difficiles à définir. « Le meilleur accompagnement qu’on puisse faire à un jeune homosexuel, c’est de l’aider à s’accepter », rappelle-t-elle depuis plusieurs mois dans tous les médias.
Récemment aux États-Unis, la fiction s’est emparée du sujet. (...)
Après avoir vécu cette désastreuse thérapie, pendant quelques heures j’ai ressenti une forme douce-amère de syndrome de Stockholm, pardonnant tout sur-le-champ et trouvant des excuses aux formateurs, alors que j’avais envie de vomir et chérissait ma liberté retrouvée. Et si, au fond, ils avaient raison ? Ce sentiment fut de courte durée. Il m’a suffi d’imaginer mes nouveaux camarades retourner à leur vie de mensonges et de contrition. Le soir même, je suis allé boire un verre dans un bar gay de Philadelphie ; chacun paraissait, en comparaison, immensément heureux. Méchant contrecoup... Puis j’ai retrouvé mon mari, quelques jours plus tard. (...)