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Juger hors-contexte ? Le procès en appel des 7 de Briançon
/Eric Fassin Enseignant-chercheur, sociologue
Article mis en ligne le 28 mai 2021

Aujourd’hui, jeudi 27 mai 2021, j’étais cité comme témoin devant la cour d’appel de Grenoble. C’était dans l’affaire dite des 7 de Briançon : la justice les accuse d’avoir aidé des migrants à franchir la frontière au col de l’Échelle, le 22 avril 2018, lors d’une marche solidaire. J’avais publié une tribune sur ce « procès politique » le 8 novembre 2018, jour de son ouverture devant le Tribunal correctionnel de Gap. La lourdeur des peines prononcées le 13 décembre suivant, conformes aux réquisitions du parquet, ne démentait pas cette analyse : 6 mois de prison avec sursis dans 5 cas, 12 mois dont 4 fermes pour les deux autres.

Mais aujourd’hui, à Grenoble, la cour a refusé de m’entendre, tout comme l’autre témoin cité par la défense : Olivier Clochard, géographe au CNRS, spécialiste des migrations, engagé dans le réseau Migreurop. Il est vrai que, pour la présidente, nous n’étions pas témoins des faits ; nous allions donc témoigner du contexte. La justice n’aurait-elle que faire du contexte ? Pourtant, les faits n’existent pas en dehors des contextes qui leur donnent sens. C’est ce que montrent les sciences sociales ; c’est ce que je comptais expliquer aux juges ; et c’est donc ce que j’écris maintenant dans le train du retour, pour tirer les leçons de ce refus.

Voilà ce qu’occulte le choix de parler d’un « attroupement concerté ». Ce n’est pas un fait ; c’est un parti pris d’interprétation. Il revient à nier le caractère politique de ce qui se joue alors à la frontière franco-italienne. Pour le comprendre, il faut commencer par restituer le contexte immédiat. La veille, Génération identitaire avait réussi une spectaculaire opération (avec hélicoptère, avion, et caméras) pour refouler des étrangers à la frontière. C’était le 21 avril – date dont la résonance symbolique ne pouvait échapper à son organisateur, Damien Rieu, attaché parlementaire d’un député du Rassemblement national. Le lendemain, l’action des solidaires n’avait rien à voir avec une tentative furtive de passeurs : c’était en plein jour, les médias étaient au courant, et les forces de l’ordre bien présentes. Bref, c’est ce qu’on appelle une manifestation.

Ou plutôt une contre-manifestation, qui prend sens dans un deuxième contexte : l’absence de réaction de l’État face à un groupe néofasciste qui prétend se substituer à lui. (...)

Les 7 de Briançon participent donc à une contre-manifestation qui dénonce, non seulement Génération identitaire, mais aussi la complaisance complice de l’État.

Le ministère de la Justice s’est vu contraint de le reconnaître dans une circulaire du 4 mai, les militants identitaires auraient pu être poursuivis, accusés « de s’immiscer dans l’exercice d’une fonction publique », voire d’« exercer une activité dans des conditions de nature à créer dans l’esprit du public une confusion avec l’exercice d’une fonction publique. » C’est ainsi que le 29 août 2019, presque 10 mois après les solidaires, le tribunal de Gap, jugeant cette affaire « particulièrement délicate », finit par condamner trois identitaires à six mois de prison ferme, allant au-delà des réquisitions du parquet qui se contentait du sursis.

Or aujourd’hui, témoigner du contexte devant la cour d’appel m’aurait aussi permis de rappeler qu’en deuxième instance, le 16 décembre 2020, celle-ci a déjà annulé leur condamnation. « Il est certain que les membres de cette association ont un fonctionnement de type militaire », écrit la cour, mais « cette action, purement de propagande politique, à visée médiatique, n’était pas de nature à créer une confusion dans l’esprit du public avec l’exercice de la fonction des forces de l’ordre ». Simple manifestation ? « La présidente avait prévenu », se réjouissait alors un avocat de la défense, « que la politique n’influerait en rien sur la décision. » En relaxant les chefs d’une milice néofasciste qui allait être dissoute cent jours plus tard, la cour d’appel de Grenoble ne faisait-elle pas de politique ? La comparaison avec sa décision sur la contre-manifestation permettra d’en juger.

Pour l’instant, en refusant d’entendre ces contextes, cette même cour d’appel ampute de son sens politique l’action de militantes et de militants solidaires. Ils et elles s’indignent non seulement que l’État ne fasse pas respecter la loi à Génération identitaire, mais aussi que lui-même ne la respecte pas. C’est ce qu’a démontré en particulier Cédric Herrou avec son association Roya Citoyenne, en faisant condamner à plusieurs reprises le préfet des Alpes-Maritimes par le tribunal administratif. Le 16 octobre 2018, une douzaine d’associations (dont Amnesty, la Cimade, Emmaüs, le GISTI et Médecins sans frontières) ont dénoncé « les violations systématiques des droits des personnes exilées » à Briançon, avec des « pratiques illégales » telles que « refoulements de personnes exilées dont des mineurs, contrôles discriminatoires », mais aussi « entraves à l’enregistrement des demandes d’asile, absence d’interprètes, etc. » Dans un avis de juin 2018, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’était déclarée « profondément choquée par les violations des droits des personnes migrantes constatées et par les pratiques alarmantes observées sur ces deux zones frontalières où la République bafoue les droits fondamentaux ».

Si les 7 subissent un procès politique, c’est bien pour avoir fait le procès d’une telle politique de l’État. (...)

On assiste depuis quelques années au grand retour des frontières à l’intérieur de l’Europe. Pour voyager dans l’espace Schengen, il faut à nouveau montrer ses papiers. Et poursuivre les 7 activistes comme des passeurs, c’est traiter les frontières internes de l’Europe comme des frontières externes. Autrement dit, c’en est fini de la libre circulation. Or ce renoncement à l’une des valeurs cardinales de l’Europe n’a jamais été débattu démocratiquement : c’est une décision administrative, comme s’il s’agissait d’une simple décision de police. Ce que rappelle la contre-manifestation des solidaires, en réponse à la manifestation de Génération identitaire, c’est qu’en démocratie, ce devrait être une question politique.

Enfin, manifester à travers la frontière avec des migrant.es, c’est affirmer que la solidarité, loin d’être un délit, est une valeur – non seulement humanitaire, mais aussi politique. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre la reconnaissance du principe de fraternité par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 6 juillet 2018 (soit moins de trois mois après la contre-manifestation) : il suppose notre commune humanité. (...)

c’est ainsi qu’on glisse d’une politique xénophobe à une police raciste.

La fraternité est une valeur morale, sans doute ; mais c’est aussi et surtout un principe démocratique : aussi figure-t-elle au fronton des mairies républicaines, au même titre, tout aussi politique, que la liberté et l’égalité. Or, depuis la Révolution française, la fraternité ne s’arrête pas aux frontières : elle les traverse – comme le font les 7 de Briançon. (...)

Une chose est certaine : dépolitiser, ou bien démocratiser, les deux options sont également politiques. Avec le contexte, voilà ce que la cour d’appel n’a pas voulu entendre.

Lire aussi :

Délit de solidarité. Sept de Briançon, des peines allégées mais toujours de la prison.

Le ministère public a requis, ce 27 mai, en appel, des peines de trois à huit mois d’emprisonnement avec sursis contre les militants solidaires. (...)

Les Sept de Briançon sont accusés d’« aide à l’entrée irrégulière » de personnes étrangères sur le territoire national. En réalité, ils n’ont fait que participé, au printemps 2018, à une manifestation organisée en réaction aux opérations de communications du groupuscule fasciste génération identitaire qui avait cru bon de jouer les gardes frontières, quelques jours plutôt, dans les Hautes-Alpes. Les manifestants avaient alors franchi un poste frontière et parmi eux se trouvaient des personnes qualifiées de migrantes par les autorités, sans que cela ne soit véritablement avéré.

« Il n’y a qu’une constellation d’hypothèses, a plaidé William Bourdon, avocat de plusieurs des militants. L’enquête n’a ni prouvé qu’ils étaient les instigateurs de la manifestation, ni qu’une vingtaine de réfugiés y étaient.

« J’avais pour seul objectif de marcher contre les identitaires », s’est défendu, Mathieu Burellier, l’un des sept militants. Et son camarade Benoit Ducos d’ajouter : « Les manifestants ne se sont à aucun moment opposés au travail des forces de l’ordre. »

« A aucun moment, (les autorités) n’ont pu expliquer pourquoi, sur l’ensemble des manifestants, seuls sept d’entre eux font l’objet de poursuites », a, quant à lui, pointé Vincent Brengarth, un autre conseil de cinq des inculpés.

Les avocats de la défense ont, en outre, déposé dès le début de l’audience quatre questions préjudicielles pour un renvoi devant la cour de justice de l’Union européenne en insistant sur les « discordances » entre le « droit européen et français ».

Les sept solidaires seront normalement fixés sur leur sort au début du mois de septembre.