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Julian Assange : l’ingérence impérialiste inouïe des États-Unis
Article mis en ligne le 16 avril 2019

La nouvelle de l’arrestation de J. Assange n’a pas laissé plus de traces qu’un trou dans la mer. Pourtant, cette affaire est révélatrice des rapports de force dans le monde – révélatrice aussi des méthodes employées par les États pour éliminer les « gêneurs ».

Le vendredi 12 avril, ni le journal de France 3 de 19 h 30, ni celui de France 2 de 20 h n’ont évoqué ce qui s’était passé (pourtant pas plus tard que la veille) à Londres, à savoir l’arrestation, dans les locaux de l’ambassade de l’Équateur, de Julian Assange, l’homme qui, par Wikileaks, avait révélé une myriade d’informations embarrassantes pour les États-Unis. Cette nouvelle, le lendemain, n’a pas laissé plus de traces qu’un trou dans la mer. Et c’est regrettable, car cette affaire est révélatrice des rapports de force dans le monde – révélatrice aussi des méthodes employées par les États pour éliminer les "gêneurs", les lanceurs d’alerte, et révélatrice, in fine, des mentalités des médias, sur ce qu’ils montrent et sur ce qu’ils taisent.

1. Le premier point est l’inquiétante propension (et, surtout, l’inquiétante capacité) des États à intervenir hors de leurs frontières - y compris en temps de paix, surtout en temps de paix - pour éliminer ceux qu’ils considèrent comme des criminels, des ennemis - (...)

au fil des années, les critères de définition des "ennemis" de l’État n’ont cessé de s’élargir, ainsi que les méthodes et les moyens de ces éliminations.

2. D’abord parce que le sujet à éliminer ne représente plus forcément un danger immédiat, mais parce qu’à travers cette élimination, on cherche à lui faire payer ses actions passées ou à intimider ses sympathisants ou ceux qui seraient tentés de l’imiter. (...)

3. Ensuite, ce qui aggrave ces éliminations, c’est qu’elles ne mettent pas seulement en œuvre les services secrets du pays concerné (comme ceux d’Israël, qui liquida les Palestiniens responsables de l’assassinat des athlètes israéliens à Munich, en 1972), mais qu’elles recourent à la collaboration (ou à la complicité) d’autres services secrets ou de polices parallèles - ou de gangsters. Par exemple l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi ben Barka, en 1965, pour le compte des services secrets marocains, par les services secrets français et des hommes du grand banditisme. (...)

4. Application à Julian Assange. C’est à ce type de "collaboration" qu’on a assisté dans son cas. Les Etasuniens ont poursuivi Assange (qui n’est même pas étasunien, mais Australien) de leur vindicte, les Équatoriens ont commencé par lui accorder l’asile, puis, ayant changé d’orientation politique, lui ont "pourri" la vie pour l’inciter à se rendre. Enfin, les autres pays, sollicités de lui accorder l’asile, se sont prudemment défilés les uns après les autres (en particulier la France). Comme ceux qui, de 1940 à 1944, fermèrent leur porte à des gens poursuivis, par crainte de la Kommandantur, de la Gestapo ou de la police de Vichy...

5. Mais les États élargissent sans cesse la définition de l’ennemi, en ne se contentant plus seulement du terroriste, de l’espion ou du comploteur. Une extension a eu lieu avec la définition de "l’ennemi" comme celui qui dévoile un secret. C’est effectivement ce dont est accusé Julian Assange. (...)

6. Le paradoxe – et même le scandale – de l’affaire Assange est qu’au départ, le fondateur de Wikileaks révèle des faits scandaleux, immoraux, illégaux commis par les Etats-Unis (par exemple la tuerie gratuite de plusieurs personnes, en Irak, par des pilotes d’un hélicoptère). C’est un scandale du même type que celui qui voit le dénonciateur d’une fraude fiscale être poursuivi par les banques ou les officines qui aident à dissimuler cet argent : on ne punit pas le malfaiteur mais celui qui dénonce le méfait ! (...)

7. Mais souvent, les États coupables de ces méfaits ont conscience de l’irrégularité de leur action : ils la nient ou la dissimulent. Toutefois un saut juridique a eu lieu avec le vote, par les États-Unis, de lois extra-territoriales (comme les lois Helms-Burton ou d’Amato-Kennedy, votées en 1996, sous la présidence Clinton). Ces lois permettent, entre autres, de sanctionner tous les États, toutes les entreprises ou tous les individus qui commercent avec des États-parias (Iran, Cuba, Corée du Nord, Venezuela...), et qui, dans leurs transactions, utilisent le dollar ou vendent des produits qui ne comprennent ne serait-ce qu’un boulon ou une ligne de programme issus des États-Unis.

8. C’est en vertu (si l’on peut dire...) de telles lois (et d’autres de même calibre) que les Américains se permettent des intrusions dans la vie privée des ressortissants des autres pays, en exigeant, par exemple, des renseignements détaillés sur ceux qui se rendent aux États-Unis ou même survolent brièvement le territoire américain. (...)

9. Pis encore (si l’on peut dire...). On rappellera qu’en juillet 2013, l’avion qui ramenait de Moscou en Bolivie le président bolivien Evo Morales fut interdit de survol du territoire national par la France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal parce que les Etasuniens soupçonnaient Evo Morales de ramener de Russie en Bolivie Edward Snowden, poursuivi par les Américains. (...)

10. Un trait – qui a d’ailleurs été noté par les journalistes – était l’abondante barbe de Julian Assange au moment de son arrestation. Barbe si fournie qu’elle lui conférait, de loin, une allure de vieillard. Or, une telle barbe a été courante chez nombre de sujets ayant soit subi une longue captivité - soit des épreuves particulièrement dures, comme Bobby Sands en 1981, soit ayant été obligés de se cacher dans des conditions précaires (...)

On peut se demander si la vision d’une telle barbe ne serait pas de nature à suggérer (peut-être lointainement, peut-être inconsciemment, car peu de gens se souviennent des photos de Bobby Sands, de Saddam Hussein ou de Radovan Karadzic dans ces circonstances) une identification des uns aux autres. Peut-être, plus récemment, y aurait-il aussi eu une identification avec Cesare Battisti, capturé en juillet de cette année ? Manière de suggérer : tous, autant qu’ils sont, sont des gibiers de potence car qui se ressemble s’assemble...

Remarques d’ensemble. Les médias ont passé bien vite (trop vite) sur cette affaire, qui apparaît comme la partie émergée d’un inquiétant iceberg :

1. Aujourd’hui, sauf lorsqu’on est dans un pays hors de portée des Américains (Russie, Chine, Corée du Nord...), il est difficile d’échapper à leur vindicte.

2. Les Etasuniens ignorent totalement la souveraineté nationale ou l’immunité diplomatique lorsqu’ils ont quelqu’un dans le viseur (...)

3. Non seulement, par leurs lois extra-territoriales, les Etasuniens s’arrogent le droit de punir n’importe qui dans le monde, mais aussi, en ne reconnaissant pas la compétence de la Cour Pénale Internationale pour juger leurs ressortissants. [Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls].

4. La plupart des pays appartenant à leur aire (notamment les pays européens) n’osent rien faire contre eux. (...)

Certes, les Etasuniens ne sont pas seuls à opérer ainsi à l’étranger. Mais ils sont les seuls à le faire à cette échelle et avec cette ampleur et, surtout, à donner un fondement juridique à leurs malversations. Cela n’est-il pas lourd de menaces si, à l’avenir, d’autres pays s’avisent de les imiter ?