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Keny Arkana : « Sans un effort de bienveillance, la guerre civile nous attend »
Article mis en ligne le 18 juillet 2016

Violences policières, Notre-Dame-des-Landes, Front national, Nuit debout mais aussi écologie, Pierre Rabhi, spiritualité et zapatisme… la rappeuse marseillaise Keny Arkana a accordé à Reporterre un entretien. Redoutant une guerre civile, elle souhaite une ouverture des consciences à la bienveillance. Quelques jours après le drame de Nice, on peut relire cet entretien grave et serein.

Reporterre — Ton nouvel opus s’intitule «  État d’urgence  ». Parles-tu de l’état d’urgence du gouvernement, de l’état d’urgence social, de l’état d’urgence écologique  ?

Keny Arkana — En vérité, j’aurais pu l’appeler «  hymne à la paix  ». J’ai écrit ces textes suite aux événements de novembre, dans le contexte de la mise en place de l’état d’urgence. C’est un état d’urgence national mais aussi mondial. Depuis le 11 Septembre, il y a eu toute cette conjoncture de lois liberticides et antiterroristes, et puis la France est partie en guerre, ça fait 15 ans maintenant. Mais la guerre, c’est dans les deux sens : c’est facile de la faire du haut de ton avion, en envoyant des missiles et en tuant plein de gens. Mais, à un moment donné, on se la mange en retour, et c’est toujours des innocents qui payent. Pour moi, il y a vraiment un avant et un après 11 Septembre  et on vit cette continuité, avec notre  11 Septembre  à nous aussi.

Le 13 novembre, c’est un 11 Septembre français   ?

Certains diront Charlie Hebdo, d’autres le 13 novembre, mais ce qui est sûr, c’est que tout le monde est dans la peur maintenant, on cherche des coupables tout le temps, on est dans la division et la haine, on se communautarise à fond. On en est arrivé à des pensées hyper-violentes, la majorité des gens serait presque pour la peine de mort maintenant  ! Mais comme on est représenté par Sarko ou Valls, qui sont eux-mêmes hyper-violents et hyper-bas… Peut-être qu’on a les représentants qu’on mérite, mais je trouve qu’on tombe dans une vague d’obscurantisme.

Et pour moi, c’est devenu une urgence de se poser les bonnes questions. Je crois qu’il est important de canaliser cette violence et d’insuffler un peu de paix. Il faut qu’on arrive à faire un effort de bienveillance, parce que sinon, ce n’est pas la révolution qui nous attend, mais la guerre civile. (...)

Plus il y aura cette escalade de la violence, plus il y aura des lois ultrasécuritaires qui donneront justement raison à cette violence-là. Bien sûr que je comprends les manifestants qui n’en peuvent plus de toutes ces lois, on a toujours l’impression que notre violence est légitime. Mais si on prend une grille de lecture plus haute, j’ai l’impression que tout est instrumentalisé. Y’a un truc où je me dis qu’on joue le jeu du gouvernement. (...)

Mais que faire face aux violences policières  ?

J’en ai parfois parlé avec mes amis militants, qui me traitent d’ailleurs de grosse naïve, mais je pense qu’il faudrait faire des actions de sensibilisation dans les commissariats. Sensibiliser les policiers et leur expliquer pourquoi nos luttes sont justes, et pourquoi elles les concernent eux et leurs enfants. Aller dans les commissariats et discuter, parce que, face aux barricades, chacun est dans son rôle, ça devient compliqué. T’imagines si demain, en pleine manifestation, un CRS décidait, devant ses collègues, d’arrêter, de poser son casque et de passer de notre côté  ? Ça casserait une division à laquelle on veut nous faire croire. C’est le truc qui ferait le plus peur au gouvernement.

Mais j’espère juste qu’à ce moment-là, il n’y aurait pas un lâche qui en profiterait pour aller savater le flic. Parce qu’à un moment, la lutte n’est pas seulement politique et sociale, elle est aussi humaine. Et il faut savoir où est vraiment ton ennemi et où est vraiment ton camarade. Bien sûr qu’on a toutes les raisons d’avoir la haine des flics surtout lorsqu’on a subi ses violences — moi, j’avais 13 ans lors de mon premier passage à tabac, ils m’ont frappée pendant des heures et j’avais la rage. Mais veut-on se venger ou veut-on changer les choses  ? Il faut savoir avaler sa rancœur, la transmuter, pour l’intérêt général et collectif.

De toute façon, on ne gagnera pas dans le rapport de force d’aujourd’hui. Et même si on y arrivait, on reproduirait les mêmes schémas après. Parce que, malheureusement, la plupart des gens n’ont pas fait ce travail intérieur de changement de conscience, au service de la bienveillance. (...)

Depuis les Indignés, il y a cette nouvelle forme de résistance où il n’y a plus besoin d’être encarté ni de donner son petit pouvoir à un représentant politique ou syndical. On crée des outils, des assemblées populaires, des tours de parole, on apprend à s’exprimer et à s’écouter, etc. C’est super important de récupérer son petit pouvoir et de construire un truc horizontal. C’est quelque chose qui n’existait pas il y a dix ans. Donc oui, Il y a un éveil des consciences, une nouvelle manière de voir les choses, plus solidaire et plus horizontal, et c’est très positif.

Faut-il ensuite s’institutionnaliser à l’image de Podemos, qui est l’une des formes héritées des Indignés  ?

Personnellement je suis contre, j’ai toujours dit que le changement se construirait par le bas. Pourquoi faudrait-il prendre les outils de Babylone pour lutter contre Babylone  ? À partir du moment où tu te structures autour d’un parti, à chercher des financeurs, tu retombes dans le jeu.
J’ai été au Chiapas pendant un an, en 2014. Les zapatistes sont pour moi le meilleur exemple d’autonomie et de politique au service de l’humain. Et ils sont très à cheval sur le concept de la révolution totale : apprend à te changer toi-même avant de vouloir changer quoi que ce soit !

Mais aussi en France : partout il y a ce mouvement de retour à la terre, de construction en autonomie, sous forme de petits collectifs d’une trentaine de personnes, chacun récupérant son pouvoir créatif. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’organisation : il faut les gérer, les trente personnes  ! Il faut trouver les bons outils. (...)

Comment faire pour toucher la partie de la population qui n’est pas aussi politisée  ?

Sensibiliser les gens passera toujours par l’exemple. La plupart des gens rêvent d’un autre monde. Juste, ils ont peur, ils n’y croient pas, il n’y a pas de références auxquelles s’accrocher. Mais si demain, ils voient à côté d’eux qu’il y a une autre manière de vivre, que tous ces petits villages qui se mettent en réseau partout créent de l’autonomie alimentaire, que les gens sont plus épanouis, qu’il y a un truc juste et sain, eh bien, petit à petit, ça va se contaminer. C’est important de résister et de pousser les murs, mais il faut aussi construire derrière. Sinon on s’essouffle. (...)

je suis «  vivantiste  », je suis pour le vivant. Je vois la terre comme les Amérindiens, une vision maternelle de la Pachamama : j’entends la détresse de la Terre, je sens les espèces vivantes, les plantes. Ce n’est pas pour mon intérêt d’humaine que j’ai envie de défendre la Terre. Dans ma conception, la Terre ne m’appartient pas, c’est nous qui appartenons à la Terre. Je crois que, dans tous les écosystèmes, il y a une harmonie. Et nous, dans notre instinct de domination, on casse cette harmonie.

C’est le Vatican et l’inquisition qui nous ont coupés de la nature en nous faisant croire qu’elle était une menace, que c’était le diable. Au contraire, si tu connais vraiment la nature, tu sais que là où tu te fais mordre par un serpent, à côté il y a la plante anti-venin. La nature est bien faite. Il y a un truc beau, un truc aimant. Elle te soigne, la nature, si tu es un peu connecté aux énergies, tu sens qu’elle est puissante, vivante… (...)

La grande difficulté des mouvements de contestation aujourd’hui, c’est de toucher les classes populaires…

C’est compliqué. Un mec de quartier a toujours été exclu, pourquoi il se sentirait concerné ? Qui est là pour lutter à ses cotés contre la discrimination, la ghettoïsation, les abus policiers et toutes les portes qu’on lui ferme à la gueule ? En voyant les manifs, il peut se dire que c’est les bourgeois contre les bourgeois, que ces mêmes gens qui militent n’en ont jamais rien eu à faire de lui. Il y a un désintérêt du fait de l’exclusion. Le manque d’humanité pousse au manque d’humanité, c’est un cercle infernal. Et puis, il y a aussi toute cette pression capitaliste, dans les quartiers, une sorte de culte de l’argent. Quand ta famille a tout sacrifié, qu’elle a quitté son pays, ses proches, pour pouvoir t’offrir une situation et un certain confort de vie, c’est difficile de mettre une croix sur toute cette douleur et tout cet espoir sous prétexte qu’il faut faire la « révolution ». C’est dans les quartiers qu’on subit toutes les pires galères dans ce pays. Quand ton grand-père s’est battu pour la France et que, trois générations après, on te parle encore de rentrer chez toi, il y a de quoi cultiver quelques rancœurs. Ça rend la convergence beaucoup plus compliquée. Je pense qu’il va falloir une génération ou deux encore, pour faire évoluer cette situation.

Forcément, ceux qui viennent de la classe moyenne n’ont pas tout cet héritage, ils sont forcément plus libres. Et puis, en France, il y a toujours eu ce côté élitiste chez les militants. Leurs brochures, c’est pas donné à tout le monde de les lire. (...)

C’est compliqué, la France, et c’est pour ça que, tant qu’il n’y aura pas eu des guérisons entre les gens, j’ai peur que pousser à la révolte ne rapporte que la guerre civile. Et ne fasse le jeu des identitaires, qui prennent à fond du galon depuis quelques années. (...)

Tu vois, même le raciste, peut-être que si tu connais son histoire et que tu as un peu de compassion, tu peux te dire : «  Ah, okay, il en est arrivé là, pour ça, il a eu telle expérience de vie.  » La compassion, c’est important pour notre guérison générale. Parce que vraiment, on est tous un peu malade. Il faut être tolérant. Et ne pas être comme ceux que l’on combat. (...)