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L’Andra paye des médias pour orienter l’opinion en faveur de Cigéo
Article mis en ligne le 21 janvier 2019

Pour rendre acceptable le projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires, l’Agence nationale des déchets radioactifs porte une attention particulière au travail des consciences, notamment des plus jeunes. Avec l’aide – rémunérée – de médias et de youtubeurs.

Le projet titanesque Cigéo, conduit par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) attend toujours une autorisation de création. Avant de creuser dans l’argile lorrain des puits et des galeries à 500 mètres sous terre pour y enfouir les pires des déchets nucléaires, cela fait vingt ans que l’Agence creuse son sillon dans les consciences afin d’influencer les populations. Et, en premier lieu, les plus jeunes. « L’Andra essaye d’arranger une histoire qui n’est pas simple du tout et elle veut faire passer cette solution excessivement dangereuse comme la solution miracle. C’est une politique de communication et non d’information, antinomique de l’idée de choix démocratiques », regrette Corinne François, de l’association Bure Stop. L’Andra revendique au contraire le volontarisme et la transparence. « On ne fuit pas les sujets difficiles. Par exemple, nous organisons ou participons à des réunions publiques sur les risques ou à des débats sur les alternatives à Cigéo ; nous ne sommes pas là pour attiser les peurs mais pour diffuser une information étayée sur la manière dont sont gérés les déchets », explique à Reporterre par courriel Annabelle Quenet, attachée de presse de l’Andra.

Sur le terrain de la communication, l’Agence déploie des moyens considérables pour graver son projet dans les esprits. Les supports vantant les mérites de l’enfouissement des déchets radioactifs se multiplient : publications imprimés, youtubeurs, médias ad hoc, revues et jeux à destination des enfants, sites internet ou encore infolettres, etc. L’Agence s’est d’abord refusée à nous préciser le montant de son budget total de communication avant de nous transmettre une estimation. Elle y consacrerait « un peu plus d’un million d’euros par an », sans plus de détails. (...)

« Quand tu arrives sur place, tu comprends tout de suite, il suffit de discuter avec les gens. Et d’ouvrir les yeux. Il y a des panneaux publicitaires pour l’agence partout. Chez les voisins, tu tombes toujours quelque part sur les feuilles en papier glacé de leur journal », raconte Gaspard d’Allens, journaliste qui s’est installé en Meuse en 2016. Le trimestriel dont il parle, Le journal de l’Andra, est tiré à plus de 200.000 exemplaires et distribué gratuitement aux riverains.

« Ça fait totalement stratégie de communication, je ne suis pas aveugle » (...)

Le plus récent coup de communication de l’Andra est le recrutement de stars de la toile avec des youtubeurs branchés technologie pour faire la promotion du projet Cigéo. Simon Puech, Anonimal et Dave Sheik, qui totalisent à eux trois près de 700.000 abonnés, ont sorti durant l’été 2018 des vidéos pour le moins élogieuses autour de Cigéo. Un seul, Anonimal, a la franchise de préciser qu’il a été financé par l’Andra, mais comme il l’affirme dans sa vidéo, « le but n’est pas de vous vendre un truc ». Tout de même, le projet Cigeo est décrit comme « ultrasécurisé », « ultra-impressionnant » et « ultracontrôlé ». Certains de ces jeunes « influenceurs » reconnaissent auprès de Reporterre avoir été démarchés par une agence spécialisée pour réaliser une vidéo sur l’Andra moyennant rémunération. Combien ont-ils touché ? Environ 4.000 euros, plus le défraiement du déplacement en Meuse. Mais tous se défendent d’avoir été influencés dans la réalisation de leur sujet. Il fallait cependant transmettre la vidéo à l’Andra avant publication… (....)

C’est dans les médias numériques que l’Andra se montre la plus imaginative pour distiller ses messages. Au sein de sa direction de la communication et du dialogue avec la société, certains membres ont fait un passage par la case journalisme. L’Andra s’est par ailleurs entourée de partenaires spécialisés dans la communication dite « innovante ». Principaux piliers de cette stratégie : la revue Usbek & Rica, le groupe de presse Playbac ou encore l’éditeur d’une infolettre de vulgarisation, Sciencetips. Leur point commun ? Réinventer le publireportage, c’est-à-dire proposer à leurs clients de diffuser des messages ciblés à mi-chemin entre communication et information, dans des supports allant de la lettre d’information scientifique jusqu’à des médias dédiés. Dans ces eaux troubles, la déontologie ne semble pas prioritaire. (...)

Comme le groupe Auchan pour mieux « vendre » son projet de mégacentre commercial EuropaCity, ou encore l’agglomération de Nantes du temps du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, l’Andra a fait appel à la revue Usbek & Rica pour créer son propre média en ligne, appelé Les Arpenteurs, « le média des générations futures », lancé en 2015. En vitrine ? Des « débats » et de la « prospective » : depuis la transition énergétique jusqu’au survivalisme en passant par les vacances du futur. (...)

Montant du contrat passé entre l’Andra et le groupe U&R ? Entre 15.000 et 40.000 euros annuels, nous indique Jérôme Ruskin, en fonction du volume de contenus produit. (...)

Un travail de sape qui vise à banaliser l’atome
Une autre entreprise s’est positionnée sur cette niche de la communication sponsorisée, le groupe Playbac. La société édite de petits quiz, « les Incollables », sous forme d’éventails questions-réponses mais aussi la plupart des quotidiens pour enfants en circulation dans l’Hexagone : L’Actu (pour les ados), Le Petit Quotidien (6 à 10 ans), Mon Quotidien (10 à 14 ans), et propose aux entreprises de « collaborer » sur des numéros spéciaux qui seront ensuite envoyés à tous les abonnés.

Cela intéresse beaucoup de monde : Toyota, EDF, la Fédération française de football… [1]. Et, bien sûr, l’Andra. (...)

Dans ces contenus, un travail de sape qui vise à banaliser l’atome, son usage, ses déchets. L’expert indépendant Bernard Laponche, opposé à Cigéo, ne mâche pas ses mots en parcourant les pages : « C’est difficile de détecter des erreurs. C’est bien fait, aucune phrase n’est scientifiquement fausse, mais c’est clairement de la publicité. » Une zone grise assumée par Playbac : « Notre mission est de permettre une communication par l’information, nous explique par courriel Marina Duprez, chargée des partenariats. Le financement d’une information ne la rend ni fausse ni mauvaise si elle reste objective. »

Appeler Playbac en se faisant passer pour un client permet de mieux cerner la philosophie de l’entreprise. C’est ce qu’a fait Reporterre en appelant le média. « Nous proposons de sensibiliser les enfants à votre sujet, mais aussi les parents, les professeurs », nous répond-on. Et si on a quelques doutes sur la façon de communiquer aux plus jeunes, on est vite rassuré : « C’est notre expertise et notre parti pris : on est capable de parler de n’importe quel sujet à des enfants de n’importe quel âge. » Et d’ajouter, comme pour clore la négociation : « Les professeurs s’en servent comme support pédagogique. » Combien coûtent ces opérations d’influence ? 16.530 euros hors taxes pour s’offrir un numéro spécial chez Playbac, nous a répondu notre interlocuteur. (...)