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L’alliance objective entre terrorisme et islamophobie
Article mis en ligne le 29 mai 2016

Au lendemain des attentats de janvier 2015 à Paris, Wikileaks publiait un article du groupe terroriste (DAECH) titré “l’extinction de la zone grise”. Cette “zone grise” pour le groupe, c’est la zone de coexistence pacifique entre musulmans et non-musulmans en occident que ses idéologues s’attellent à détruire en montant les communautés les unes contre les autres.

Malgré une supposée liberté de ton sur tous les sujets d’actualité, nous souffrons en France d’une véritable mort de la sphère intellectuelle publique et, surtout, de la dangereuse convergence de cette dernière avec les thèses les plus extrêmes. Les sujets touchant de près ou de loin aux musulmans sont les seuls qui ne nécessitent aucune expertise en la matière et, pour combler le tout, la parole des citoyens de confession musulmane est confisquée. La normalisation des discours de haine à leur égard, renforcée par leur invisibilité ainsi que la communication agressive du groupe terroriste DAECH, fait émerger deux camps qui prétendent s’opposer en tous points mais qui, au fond, partagent les mêmes objectifs : les islamophobes d’un côté et les terroristes de l’autre.

Ainsi, au lendemain des attentats de janvier 2015 à Paris, le 14 février Wikileaks publiait un article du groupe terroriste de l’organisation de l’état islamique (DAECH) titré “l’extinction de la zone grise”(1). Cette “zone grise” pour le groupe, c’était la zone de coexistence pacifique entre musulmans et non-musulmans en occident que ses idéologues s’attellent à détruire. Mais cette information avait été peu ou pas relayée dans la presse française. Malgré la barrière de la langue, rien ne pouvait justifier que son contenu soit ignoré du grand public.

L’article en question avait pourtant été commenté à plusieurs reprises par différents organes de presse américains et britanniques. On y apprenait sans surprise la conception d’un monde divisé entre “eux” (l’Occident) et “nous” (l’Islam). L’occident y est réduit aux guerres impérialistes menées par ses élites et les musulmans occidentaux y sont décrits comme des étrangers qu’il faut forcer à partir. On retrouve dans ce long texte les mêmes arguments utilisés par les islamophobes pour expliquer leur position ; les extrémistes parlant toujours le même langage. En d’autres termes, les deux camps sont d’accord pour dire que les musulmans ne sont pas chez eux en occident et que toute coexistence est impossible.

Probablement inspirés par ce qui avait fonctionné en Iraq, les théoriciens de DAESH tentent d’en faire de même dans les pays occidentaux. (...)

“Les musulmans en occident se retrouveront rapidement face à deux choix. Ou bien ils apostasient et adoptent la religion d’apostats afin de vivre parmi les mécréants sans difficultés, ou bien, ils émigrent vers (le pseudo) état islamique et de fait, évitent la persécution des gouvernements et citoyens croisés”.

A la lumière de la série de lois sécuritaires, l’état d’urgence et l’augmentation des actes islamophobes sont donc bien des objectifs de DAECH. Le gouvernement français, loin de se préoccuper du sentiment de rejet des musulmans ou à tarir les sources de l’islamophobie aurait pu difficilement mieux répondre à leurs attentes.


Tout comme George W Bush en 2001 disait “vous êtes soit avec nous, soit contre nous” (2) , DAESH continue, sans originalité et déclare : “Le monde s’est retrouvé divisé entre “khilafah” (califat) d’un côté, et les croisés avec leurs agents apostats de l’autre." A chacun de choisir son camps et de se préparer à en subir les conséquences.

Sans concession sur leurs buts, DAECH affirme que les attentats, qui sont au coeur de leur stratégie en occident servent à semer la terreur, pousser les états à une dérive ultra sécuritaire en remisant au placard les idéaux de liberté et des droits de l’homme et à provoquer une persécution des musulmans qui les poussera à partir ou, du moins, permettra au groupe d’avoir des arguments pour renforcer ses filières de recrutement.

Nul besoin de faire dans la fiction pour s’apercevoir d’un parallélisme dans les éléments de langage utilisés entre DAESH et ceux qui prétendent les combattre. (...)

Deux groupes monolithiques sont donc voués à s’affronter : l’Islam et l’occident. Toute coexistence est décrétée définitivement impossible. Que des millions de musulmans vivent en occident et n’imaginent pas être chez eux ailleurs est une contradiction qu’il tente de faire disparaitre par des attentats qui provoqueront des représailles si violentes que cette coexistence sera de-facto impossible.

Le lecteur avisé commencera déjà à faire le lien entre cette rhétorique de DAECH et la théorie du “Choc des civilisations” de Samuel Huntington, elle même reprise par les islamophobes de tous bords pour légitimer cette confrontation inévitable entre musulmans et non musulmans.

Ainsi, Eric Zemmour déclare en octobre 2014 au sujet des citoyens français de confession musulmane : "Cette situation d’un peuple dans le peuple, des musulmans dans le peuple français, nous conduira au chaos et à la guerre civile.” (3)

Xavier Lemoine, maire UMP de Montfermeil déclare au journal israélien Haaretz "Ce sera eux ou nous. S’ils gagnent, on est morts. Nous sommes différents d’eux (les musulmans) et ces gens ne représentent pas la France. Nous sommes pris au beau milieu d’une guerre islamique qui est menée à travers le monde -Irak, Iran, Pakistan et Afghanistan.” Il continue ainsi : "C’est une guerre entre l’islam et la culture occidentale. La France et toute l’Europe sont en danger. Si nous échouons à comprendre la menace musulmane, alors nous sommes en grand danger”(4)

Cette rhétorique n’est pas réservée à la droite réactionnaire, bien loin de là. Le Premier Ministre Manuel Valls par exemple, martèle depuis plusieurs années ses discours belliqueux à l’égard des citoyens de confession musulmane. Un jour il parle “d’islamofascisme" (5), un autre il déclare que la France fait face à une “une guerre de civilisations”6, chose pour laquelle le député de la tendance nationaliste du parti Les Républicains Eric Ciotti a tenu à le féliciter. Cette déclaration choc mais fallacieuse, en plus du danger qu’elle représente, pose un sérieux problème. Manuel Valls accorde le statut de civilisation à un groupe terroriste. (...)

Tout comme DAESH affirme qu’il y a “deux camps sans aucune place entre pour un troisième”, lorsque Valls parle de “l’ennemi intérieur qu’il faut combattre”, il trouve soutien chez Ivan Rioufol, polémiste au journal Le Figaro qui dans son “Bloc-notes” ne cesse de marteler la confrontation inévitable entre islam et occident au sein même de la société française, que le “vivre ensemble est un mensonge d’état”(8) et, pour couronner le tout, théorise “Cette guerre civile qui vient” dans un livre qu’il n’a pas eu honte de promouvoir deux heures après les attentats de Bruxelles(9).

De son côté, le maire de Nice Christian Estrosi ainsi que -l’ancien conseiller de Marine Le Pen- Aymeric Chauprade, répètent à qui veut l’entendre qu’il y a “une cinquième colonne islamiste en France”10, qu’une “troisième guerre mondiale a été déclarée”(11) et, dans les faits, ne se prive pas de violer la loi en empêchant ses administrés de confession musulmane de pratiquer librement leur culte (12).

Fidèles à la tradition du Front National, Marine Le Pen et sa nièce Marion Maréchal Le Pen se sont distinguées par des positions qui confirment le virage idéologique du parti fondé par le patriarche Jean Marie Le Pen. De l’antisémitisme de ce dernier, on est passé à l’islamophobie devenue plus rentable tout en étant moins risquée politiquement.

Ainsi, Marine Le Pen déclare en 2010 que lorsque les musulmans se retrouvent à prier dehors par manque d’espace dans les salles de prière, ces prières de rue sont comparables à l’occupation nazie13 et que pour expliquer son propos, elle invoque son souci d’appeler “à la résistance”. Personne ne peut ignorer en quoi a consisté la résistance aux armées hitlériennes. Quant à sa nièce, au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, elle déclare ni plus ni moins que les musulmans "ne peuvent avoir exactement le même rang que les chrétiens”(14) et par cette distinction entre citoyens inspirée des lois de Nuremberg, confirmait sans le savoir l’inspiration nazie de son parti.

La liste est longue et la série de diatribes islamophobes avancées par Nicolas Sarkozy, l’académicien Alain Finkielkraut ou l’essayiste Elizabeth Badinter ne confirmeront qu’un peu plus l’hystérie collective au service du discours de DAECH. Néanmoins, il arrive que de la nuance soit apportée en utilisant des mots valise tels que “islam radical”, “islamisme” ou “radicalisation”, mais sans jamais dire clairement où se situe le curseur entre pratique religieuse, idéologie politique et terrorisme. Ce flou est par ailleurs très pratique pour semer la confusion et laisser entendre que la pratique religieuse des musulmans en elle même pose problème.

Cette normalisation du discours islamophobe autant chez les responsables politiques qu’au sein des médias qui en font ouvertement la promotion devrait faire craindre que sous couvert de liberté d’expression ou de défense de la laïcité, on en arrive à plus d’exclusion et de violence à l’égard des citoyens de confessions musulmane. (...)

Que plus de 124 savants musulmans (il n’agit pas de l’imam du coin, ni même de prédicateurs, mais bien de savants au sens d’universitaires, chercheurs et autorités religieuses) aient publiquement et mondialement dénoncé les agissements de DAESH et les pratiques terroristes dans leur ensemble via une lettre ouverte de quarante pages et traduite en plusieurs langues dont le français (15), ne semble pas compter.

Les islamophobes savent parfaitement que les victimes de DAECH sont dans leur écrasante majorité de confession musulmane et que pas une semaine ne passe sans qu’une bombe ne retentisse dans une mosquée ou dans les marchés qu’ils fréquentent. Ils savent tout autant qu’un monde sépare le chef de DAECH Abu Bakr Al Baghdadi, du reste du monde musulman et plus encore des occidentaux de confession musulmane. Mais pour alimenter le fantasme d’un problème musulman en occident, la sphère islamophobe a besoin du déni de la réalité, et, au pire, de faire dans le mensonge volontaire.

En d’autres circonstances, Frantz Fanon avait déjà analysé ce même phénomène en des termes dont lui seul a le secret : “Parfois les gens ont des croyances fondamentales extrêmement fortes. Lorsqu’on leur démontre que ces croyances fondamentales sont contredites par de puissants arguments, les gens ne peuvent accepter la nouvelle interprétation que cela doit amener. Cela crée une situation qu’on appelle dissonance cognitive. Parce que c’est d’habitude si important de protéger ses propres croyances fondamentales, ces gens rationaliseront, ignoreront et même nieront tout ce qui peut entrer en contradiction avec leurs croyances fondamentales”(16). On a donc plus besoin de l’image du terroriste musulman que du citoyen musulman ordinaire.

On aurait pu se rassurer en se disant que la rhétorique islamophobe n’a pas de réelles conséquences sur le terrain, mais cela serait absurde. (...)

l’Etat est en train de faire passer tout un arsenal répressif qu’il a d’abord vendu au pays sous couvert de lutte contre le terrorisme, lutte initiée bien entendu en ciblant les citoyens de confession musulmane mais aujourd’hui étendue aux mouvements sociaux et tout mouvement contestataire.

Avec l’état d’urgence toujours en application, les brutalités policières, les perquisitions dans les foyers, commerces et lieux de cultes musulmans ou les humiliations par assignations à résidence ou mise au chômage par des préfets, ont été étendus aux militants écologistes, aux Zadistes, à Nuit Debout et même à la traditionnelle manifestation du 1er mai violemment réprimée il y a deux semaines. Par la manipulation de l’opinion publique mais aussi par sa passivité, l’Etat a pu créer un précédent, à savoir l’acceptation de mesures d’exception pour un groupe mais aujourd’hui, c’est toute la population qui est exposée aux dérives d’un Etat autoritaire, opaque mais qui ne trouve de force que contre sa propre population.Il suffit de voir sa faiblesse face aux groupes de pression et aux multinationales qui contraste avec la brutalité de la répression des mouvements sociaux, pour s’en rendre compte.


Par ailleurs, lorsqu’on additionne le nombre de mosquées inutilement saccagées (17) par les forces de l’ordre ou l’humiliation de centaines de familles réveillées au saut du lit (18) ; lorsqu’on s’aperçoit qu’en Corse, plusieurs centaines de personnes ont pu assiéger tout un quartier à majorité musulmane (19) et saccager une salle de prière (20) en toute impunité et alors que les coupables n’ont jamais été inquiétés, une autre salle de prière a été incendiée (21) ; lorsque année après année, les études confirment la nature structurelle du racisme en France qui se décline en discriminations à l’école, au logement, au travail et même aux soins (22), en lois d’exception, discours de haine ou en profanations ; lorsqu’année après année les actes islamophobes ne cessent d’augmenter et que les femmes en sont les premières victimes (23), et que, toutes ces injustices ne provoquent pas de réaction politique forte, alors, la rhétorique islamophobe est une menace interne combinée à la menace externe que représente DAECH.

C’est d’ailleurs l’argument de l’islamophobie qui est évoquée lors d’une conversation entre l’ancien otage de DAECH Nicolas Hénin et un de ses geôliers. Ce dernier lui déclarait : “Marine Le Pen a raison. La France aux Français, un musulman n’a rien à faire en France” (24). Il serait utile de demander à la présidente du Front national si elle est heureuse de partager les mêmes idées qu’un terroriste. (...)

Dans sa réponse à la théorie du choc des civilisations prônée par Huntington et chère à Valls, l’extrême droite ou les identitaires, Edward Said parle du “choc des ignorances” et met en garde contre cette vision binaire du monde et l’alimentation du conflit par une définition du soi en opposition à l’autre (...)

Autant les groupes terroristes ne reconnaissent que les islamophobes comme représentants d’un occident fantasmé, autant nos islamophobes ne reconnaissent que ces extrémistes comme représentants d’un Islam imaginaire. Les adeptes du choc des civilisations, qu’ils soient extrémistes religieux ou islamophobes de droite comme de gauche parlent le même langage, suivent le même mode de raisonnement et ont un besoin mutuel de se soutenir. Si l’un disparait, la position de l’autre devient intenable. (...)

C’est ici que notre responsabilité collective est engagée. Car avant de pouvoir espérer un quelconque pas vers la sécurité, il faudra d’abord que le citoyen ordinaire prenne la mesure du danger qui le guette lorsqu’il accepte la normalisation de la haine. DAECH disparaitra mais les islamophobes attendront son successeur.

Les idéologues de DAECH eux, ne sont pas stupides et savent qu’avec 30 000 soldats ils ne pourront prétendre à envahir l’Europe et encore moins l’Amérique du Nord. Mais s’ils ambitionnent de provoquer des guerres civiles en occident, c’est bien parce qu’ils savent que les injustices structurelles de ses sociétés peuvent rendre cela possible. (...)