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L’après 13 novembre « Il faut être clair : un monde a pris fin, il n’y aura pas de retour en arrière »
Article mis en ligne le 15 juillet 2016

Pour combattre efficacement l’Etat islamique et son offre politique de mort et de désespoir, « nous devons réfléchir à la révolte qui est à la racine de ces crimes », suggère l’anthropologue Alain Bertho, qui prépare un livre sur « les enfants du chaos ».

A la racine du mal, la fin des utopies, enterrées avec l’effondrement de tous les courants politiques progressistes. Le XXIe siècle aurait oublié l’avenir au profit de la gestion du risque et de la peur, indifférent à la colère des jeunes générations. Entre un quotidien militarisé et le jugement dernier à la sauce djihadiste, seule « la montée d’une autre radicalité » pourrait raviver l’espérance collective. (...)

Alain Bertho [1] : Même si les chiffres varient d’une estimation à l’autre, on peut affirmer que la France est le pays européen qui a le plus gros contingent sur place. Je rappelle que les volontaires étrangers de Daech viennent de 82 pays dans le monde. Mais notre pays entretient un rapport particulier avec l’épicentre géopolitique du chaos. Historiquement, ce rapport est notamment lié au passé colonial. Mais il est aussi le produit de nos fractures nationales contemporaines. (...)

La réussite d’une telle offre politique, celle de l’État islamique, tient au fait que, pour des gens déstabilisés, elle donne du sens au monde et à la vie qu’ils peuvent y mener. Elle leur donne même une mission. Dans cette diversité, il semble que ceux qui viennent tuer et mourir non en Syrie mais dans le pays qui les a vus naître et grandir, ont un compte particulier à régler avec leur pays. Ce contentieux est lourd et il vient de loin. (...)

Nous devons bien prendre la mesure que si c’est une offre politique de mort et de désespoir, c’est aussi cela qui fait son attrait. Telle est bien la gravité de la situation. Comme dit Slavoj Zizek : « Visiblement, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. » Pour les djihadistes, cette fin est proche dans un monde de chaos politique, moral, économique ou climatique. Le projet politique de Daech donne du sens à leur chemin vers la mort. Il leur propose un destin. À l’espoir de la libération individuelle et collective qui portait les mobilisations passées, ils ont substitué une problématique de fin du monde et de jugement dernier. Leur libération, c’est de mourir en martyr ! Du coup, ce sont des gens d’une grande détermination. « Il n’y a que les martyrs pour être sans pitié ni crainte et, croyez-moi, le jour du triomphe des martyrs, c’est l’incendie universel », prophétisait Jacques Lacan en 1959. Nous y sommes. Il nous faut donc réfléchir d’urgence sur ce qui produit un tel désespoir si nous voulons tarir la source de recrutement. (...)

on sacrifie sa vie pour la mort de l’autre. On veut juste embarquer tout le monde dans le désespoir, avec une consolation : les apostats, les mécréants, les chrétiens et les juifs n’iront pas au paradis.

L’horreur fait partie de la stratégie, c’est ce qu’explique le traité « Gestion de la barbarie » [3], écrit en Irak par le théoricien djihadiste – sûrement un collectif – Abu Bakr Naji avant l’émergence de l’État islamique. Ils ne font pas la guerre pour créer un État, comme lors d’une lutte pour l’indépendance : ils créent un « État » pour faire la guerre. L’État islamique n’a aucune vision de la paix sinon le triomphe final du califat contre des ennemis de plus en plus nombreux. Mais depuis 2001, l’idée de « paix comme but de guerre » (vieille conception clausewitzienne) n’a déjà plus cours chez les grandes puissances embarquées dans une « guerre sans fin » contre le terrorisme. Quels sont les buts de guerre ou les objectifs de paix de la coalition en Syrie ou en Irak ? On n’en sait rien. Le djihadisme nous a entraînés sur son propre terrain. (...)

Avec l’effondrement du communisme et la clôture de toute perspective révolutionnaire, c’est l’avenir qu’on a perdu en route. C’est l’idée du possible qui s’est effondrée. Nous ne sommes plus dans une démarche historique. On ne parle plus d’avenir mais de gestion du risque et de probabilité [5]. On gère le quotidien avec des responsables politiques qui manipulent le risque et la peur comme moyens de gouvernement, le risque sécuritaire comme le risque monétaire (la dette), qui parlent beaucoup du réchauffement climatique mais sont incapables d’anticiper la catastrophe annoncée.

Les jeunes, ceux qui incarnent biologiquement, culturellement et socialement cet avenir de l’humanité, font les frais de cette impasse collective et sont particulièrement maltraités. Les sociétés n’investissent plus dans leur futur, l’éducation ou les universités. La jeunesse est stigmatisée et réprimée. Des pays du monde entier, du Royaume-Uni au Chili en passant par le Kenya, sont ainsi marqués depuis des années par des mobilisations étudiantes parfois violentes contre l’augmentation des frais d’inscription dans les universités. Partout, des morts de jeunes impliquant des policiers génèrent des émeutes : regardez les émeutes de Ferguson ou de Baltimore, aux Etats-Unis ; les trois semaines d’émeutes en Grèce, en décembre 2008, après le meurtre par deux policiers du jeune Alexander Grigoropoulos ; ou les cinq jours d’émeutes en Angleterre après la mort de Mark Duggan en 2011. Pour ces quelques émeutes médiatiquement visibles, il y en a des dizaines d’autres (lire notre article « L’augmentation des émeutes : un phénomène mondial »). Une société qui n’arrive plus à s’inventer pousse les gens vers des mobilisations de désespoir et de rage.

Avec la mondialisation financière, les écarts de revenu et de patrimoine se creusent à une vitesse rare. Les États sont aux mains des marchés et des financiers. Les victoires électorales des plus progressistes peuvent être transformées en déroute par la seule volonté de l’Eurogroupe, dans le mépris des peuples, comme les Grecs en ont récemment fait l’expérience. A-t-on bien réfléchi à ce que pouvait être la figure d’une révolte sans espoir ? (...)

Faut-il vraiment considérer la radicalisation « djihadiste » comme une forme parmi d’autres de révolte ? Ou plutôt la voir comme une nouvelle idéologie totalitaire et meurtrière à combattre par tous les moyens ?

Les deux. Au vu des dégâts considérables et des crimes qu’ils commettent, ici ou ailleurs, nous devons les combattre. Mais si nous voulons être efficaces, nous devons réfléchir à la révolte qui est à la racine de ces crimes. Il faut se demander ce qui peut pousser un jeune de vingt ans à se faire exploser à côté d’un restaurant McDonald’s à Saint-Denis. Qu’est-ce qui le conduit là ? Que peut-on faire pour éviter que cela ne se généralise ? La répression, ce sont les pompiers, mais il faut trouver la source de l’incendie ! Sinon, le recrutement va continuer, notamment en France. (...)