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L’arrêt de mort des moulins français
Article mis en ligne le 7 septembre 2020

Troisième plus important patrimoine du pays, avec des dizaines de milliers d’ouvrages pluriséculaires, le patrimoine molinologique hydraulique, traité comme un vulgaire « obstacle à l’écoulement des eaux », a vu son sort scellé, comme cadeau de départ empoisonné, par un décret d’Édouard Philippe écrit sous la dictée des lobbies écocidaires et sous couvert d’écologie.

Pour comprendre la fonction symbolique et l’impact des moulins à eau et, plus largement, des ouvrages d’ingénierie des cours d’eau conçus par nos ancêtres, il faut en passer, en nos contrées, par l’hagiographie chrétienne. Bon nombre de saintes et de saints dits sauroctones, tueurs de serpents, vouivres, gargouilles, cocatrix, tarasques et autres dragons, ont accompli ce miracle à proximité de rivières ou de fleuves au cours particulièrement instable et méandreux, à l’origine de palus infects et d’inondations régulières ravageuses pour les implantations humaines et les cultures. Il faut comprendre ici que le monstre est en réalité la force de la nature apparemment indomptable constituée par le cours d’eau. Cette lecture est plus ou moins évidente, suivant les légendes. (...)

On trouve un lien encore plus explicite entre le monstre et l’eau en Asie Mineure, tout près de l’endroit où fut exterminée en 1096 par les Turcs seldjoukides de Nicée la « croisade des gueux », menée par Pierre l’Ermite et Gautier Sans-Avoir[1]. Il coule là, du sud vers le nord, un petit fleuve côtier particulièrement sinueux, l’actuel Yalakdere, qui portait à l’époque byzantine le nom de Drakon, « Dragon » en grec (...)

Les destins de la gargouille et du Drakon, au-delà de l’analogie, illustrent deux approches opposées de la maîtrise de l’élément liquide : une approche « douce », d’intelligence locale, qui consiste non pas à tuer le monstre mais à le contenir, dans une cohabitation qui permet aux hommes de bénéficier de sa force sans en éprouver les effets de destruction et d’insalubrité ; une approche « dure », de planification étatique, qui consiste à lui tailler un boulevard bien propre jusqu’à son embouchure, boulevard qui sera son carcan et sa mort symbolique. (...)

Les moulins, dont les digues sont privées depuis Philippe Auguste, relèvent évidemment de la première approche. C’est à cela que le décret signé par Édouard Philippe (qui en veut décidément à nos barrages) le 30 juin dernier s’attaque, infligeant le coup de grâce à un patrimoine que les agences de l’eau, trahissant en cela leur mission de police de la ressource, s’évertuent à démanteler depuis deux décennies, comme le rappelle un article paru récemment dans Le Canard enchaîné. Une simple déclaration, sans études d’impact ni enquêtes publiques, suffira désormais pour anéantir la majorité des 60 000 retenues d’eau. L’argument avancé est d’apparence écologique : il faut restaurer l’état naturel des rivières afin de permettre « la libre circulation des poissons migrateurs », lit-on dans Le Canard. Argument étrange lorsqu’on sait que nombre de moulins, y compris les plus anciens, comportent des passes, chaussées ou échelles à poissons (qu’il convient d’entretenir et d’améliorer), et même argument suspect au regard de la politique des agences de l’eau, qui subventionnent intégralement la destruction des barrages de moulins et surfacturent aux propriétaires les aménagements pour les poissons, pour autant qu’il s’en trouve encore dans les parages. (...)

Au vrai, il ne fallait pas attendre de l’ancien lobbyiste d’Areva une quelconque concession à la préservation de l’environnement. Ce décret, comme le soupçonnent les associations de défense du patrimoine molinologique, dont plusieurs siècles d’usage ont montré le faible impact environnemental et la qualité des services rendus aux économies humaines, est un formidable cadeau fait à une puissante coalition de lobbies, allant du BTP à EDF, en passant par l’agro-industrie des pesticides, laquelle a particulièrement intérêt à évacuer au plus vite, par des toboggans à lessivage – vrai nom des cours d’eau « libérés » et « renaturalisés » –, ses effluents mortifères vers la mer, éternel déversoir de notre inconséquence. Le mensonge premier, l’écotartufferie suprême consiste à tenter de nous faire croire qu’avec des pelleteuses, on réensauvage une rivière en éliminant tout obstacle sur son cours, alors qu’une rivière naturelle vit et se déploie en fonction des obstacles, et que c’est l’observation même des forces suscitées par ces obstacles qui a inspiré aux hommes la création des moulins. (...)