
Y a t il un lien entre ces éborgnements et le fait que se multiplient les enregistrements vidéos compromettants ? Sont-ils une forme de sanction des regards émancipés qui n’ont plus peur d’exercer leur droit de filmer, et qui gardent parfois trace des agissements illégaux des représentants de la légalité ? cherche-t-on à punir ou à intimider le témoin qui filme par réflexe citoyen ?
Dix sept yeux crevés par tir de LBD ou éclats de grenades, dix fois plus de blessures au visage (175), ce qui constitue une part importante et significative des atteintes (la moitié des 396 signalements répertoriés par David Dufresne), alors que le protocole d’utilisation des LBD prévoit que les agents publics, censés s’en servir dans un geste de défense, exclusivement, ne visent que les torses, les bras ou les jambes ("le tireur ne doit viser exclusivement que le torse ainsi que les membres supérieurs ou inférieurs" rappelait récemment Eric Morvan, directeur de la police nationale).
Le visage, et son point le plus "menaçant", l’œil, sont-ils les cibles privilégiées des agents utilisant ces armes ? Selon Christophe Castaner, qui reconnaît implicitement la primauté du regard dans la hiérarchie des blessures et donc dans celle des cibles, sans voir la réalité pour autant, "Il y a eu quatre personnes qui ont eu des atteintes graves à la vision. Certains pouvant effectivement perdre un œil" … Malgré le déni, c’est bien « ces atteintes graves à la vision » qui sont les blessures les plus irréversibles et les plus symboliques provoquées par ces armes suisses aux viseurs « militarisés », aux tirs précis, depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes. Ce sont bien les yeux qui sont ciblés, et au-delà, leurs regards, leurs regards révoltés, indignés, et parfois libérés de toute illusion.
Un des objectifs de la bataille qui se joue de façon hebdomadaire dans les rues de France est de se rendre maître du regard, de renverser le rapport sujet-objet dans ce face à face entre un pouvoir aveugle mais aux yeux grands ouverts, qui cherche, fouille, inspecte les manifestants, et des citoyens désillusionnés et parfois cinéastes amateurs, commentateurs d’images, distributeurs ad hoc de mini-films sur les réseaux sociaux. (...)
Ainsi donc, on peut le retourner et le répéter à volonté pour être sûr de ne pas être la proie d’un cauchemar, ni d’une illusion, c’est une réalité : Aujourd’hui, en France, l’éborgnement (ou aveuglement partiel) est devenu un châtiment (puisqu’on ne peut pas toujours parler d’accident) moins encadré juridiquement qu’au Moyen-âge. Un article traitant des châtiments corporels dans l’Allemagne médiévale précise par exemple : « Le fait de crever les yeux était considéré comme une sanction très grave qui, souvent, remplaçait la peine de mort. Par exemple, une servante qui avait livré les enfants de ses maîtres à la prostitution devait subir une telle peine. »
On peut aussi y ajouter une dimension politique comme le précise la définition de wikipédia : « Au Moyen âge, l’aveuglement est utilisé comme une punition pour trahison ou comme un moyen de rendre un adversaire politique incapable de gouverner et conduire une armée en temps de guerre. » (...)
On se souviendra ici que le premier coup d’œil sur l’arrière-boutique de la macronie est venu d’une vidéo militante relue et expliquée par Ariane Chemin. Benalla à la Contrescarpe, tapant déjà sur des badauds énervés mais loin d’être des casseurs aguerris (comme la plupart des victimes), après les avoir « prélevés » sur le terrain comme le font régulièrement, samedi après samedi, les membres des BAC encagoulés et casqués, en Jeans et blousons noirs. Tout était là, déjà, comme une matrice opératoire, sauf la terrible mutilation de l’œil … Et c’est encore une caméra d’origine vernaculaire, au jardin des plantes, qui avait saisi le début de ses œuvres policières illégales, et qui était venue s’ajouter au dossier. (...)
La question est donc : y a t il un lien entre ces mutilations du visage, ces éborgnements sauvages et le fait que se multiplient les enregistrements vidéos compromettants pour les représentants du pouvoir ? Le fait de crever les yeux est-il une forme de sanction des regards émancipés qui n’ont plus peur d’exercer leur droit de filmer la police, dans l’espace public, et qui gardent parfois trace des agissements illégaux des représentants de la légalité ? cherche-t-on à punir non pas le casseur en action mais le témoin, le manifestant de passage qui filme par réflexe citoyen ? Et quels sont les enjeux de cet affrontement subjectif ? (...)
les images enregistrées au smartphone sont devenues une arme vernaculaire contre les brutalités et les abus de pouvoir dans les démocraties et au-delà. (...)
Sans qu’on puisse parler d’une exclusivité, il apparaît que la plupart des tirs de LBD qui touchent les visages (une très forte proportion d’après les relevés), visent ces regards indociles, défiants, menaçants pour un pouvoir qui est désormais exposé plus qu’il ne s’expose. Un pouvoir qui n’est plus maître de son image. D’une certaine manière, les tireurs cherchent à retourner le regard, ce regard qui les mets en position d’objets, eux qui ont l’habitude de traiter les corps comme des objets. Tout l’effort du maintien de l’ordre actuel s’inscrit ainsi au renfort de la démarche néolibérale autoritaire de réduction des citoyens à l’état d’objets utiles et rentables(...)