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L’éducation spécialisée dans la rue
Article mis en ligne le 23 janvier 2020
dernière modification le 22 janvier 2020

Éducateur de « rue », une mission mal connue. Rémy, éducateur en prévention spécialisée témoigne de son intervention et des enjeux de la prévention dans les quartiers. Comme l’écrivait Pierre Bourdieu, l’« Éducateur de rue, porte, en un sens, le pouvoir dans la rue, mais il rappelle sans cesse aux puissants le pouvoir de la rue ».

Ma mission principale est de partir à la rencontre des jeunes du quartier de 12 à 25 ans dans lequel je suis affecté. Il faut bien comprendre que la démarche en prévention spécialisée est originale. Bien souvent dans le travail social, ce sont les personnes accompagnées qui vont vers les institutions de droits communs et les associations. Ou encore, ils vivent dans l’institution pour un temps déterminé ou non, type foyer de vie, maisons d’Enfants, institut-médico-educatif... Or, la prévention spécialisée se distingue par le fait suivant : c’est l’éducateur qui va « aller vers » autrui, sur son territoire, dans son milieu de vie. Notre objectif est de pouvoir, par tâtonnements, patience et abnégation, créer du lien avec les jeunes du quartier qui pourrait ensuite se dériver sur un accompagnement. (...)

Une chose est réelle, le début n’est jamais simple. Lorsqu’on arrive la première fois sur le quartier, sans connaître son histoire, son espace, sa vie, ses habitudes, ses habitants, c’est particulièrement déroutant. La première pratique de présence sociale, ou de travail de rue, ou d’arpentage selon comment on définit la pratique d’ « aller vers » est un souvenir qu’aucun éducateur(trice) n’oubliera.

En effet, on marche pendant des heures dans le quartier sans savoir quoi y faire, sans savoir où aller, qui aller voir... Puis, on commence à se rendre compte de la dynamique du quartier, comment il vit, à quelle heure il est occupé, on distingue les points stratégiques de rassemblement de jeunes... Le plus complexe est d’aller pour la première fois à la rencontre des jeunes. Mais on s’y fait rapidement si notre présence est régulière. Cependant, il faut construire sa légitimité. Certes le quartier est un espace public, mais c’est un espace qui a son histoire, ses habitudes, ses normes. (...)

en grande majorité, et contrairement aux idées reçues, on est bien accueilli. L’écrasante majorité des jeunes que je rencontre sont polis et courtois, même lorsqu’ils se fichent de se qu’on peut leur dire ou proposer. (...)

En prévention spécialisée, la dimension éducative de la délinquance se réalise par la mise en place de chantiers éducatifs, d’actions collectives, d’entretiens individuels, par notre présence sociale dans les quartiers... Or c’est un travail qui prend du temps. Infléchir des trajectoires de vie déviantes est un combat de longue haleine. Alors bien sûr, demander aux éducateurs de faire diminuer de 10 % par an la délinquance d’un quartier est absurde, leur demander d’intervenir à un endroit seulement pendant les périodes d’émeutes l’est tout autant. La création de lien ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut des mois, voire des années pour certains jeunes pour accepter cette idée.

Il faut donc expliquer ce que fait la prévention, pourquoi et comment elle le fait, sinon ce sont d’autres personnes ou/et institutions qui nous imposeront des pratiques contradictoires avec nos convictions, et l’histoire de la prévention spécialisée.

(...)

Personne ne pourrait réellement nous imposer une méthodologie, mais plutôt nous imposer certaines procédures, qui seraient que le fruit involontaire de contraintes budgétaires dont personnes n’a la responsabilité. Tel que « faites toujours plus de résultats avec moins de moyens » ; « travailler en équipe alors que les seules évaluations son individuelles » ; « travaillez sur le qualitatif alors que les besoins augmentent et nous obligent à faire du quantitatif »... Regardez l’hôpital au sein desquels les infirmières ne doivent passer pas plus de 5 minutes par patients, où le quantitatif domine le qualitatif, où l’évaluation de la performance des soins y est permanente contre une éthique d’accompagnement... Ceci oblige les soignants à se concentrer bien plus sur l’efficacité du service en fonction d’objectifs de rentabilité définis par des gestionnaires, plutôt que par des valeurs profondes qui définissent l’identité même du soignant.

Malheureusement, nous progressons à cela dans le travail social. (...)

Au sujet de l’histoire de la prévention spécialisée, elle s’est construite sur des piliers qui constituent encore ses valeurs. Prenons comme exemple la libre adhésion du jeune qui lui permet de garder la main sur l’accompagnement qu’il peut mettre fin à tout moment. L’absence de mandat nominatif qui permet à aucune institution d’imposer au service de prévention l’accompagnement d’un jeune. Mais encore le respect de l’anonymat qui permet une confidentialité la plus complète des jeunes accueillis. (...)

Réduire la personne à son activité délinquante est une conception très réductrice de la réalité sociale. D’une part cette activité est limitée dans la vie même du jeune, d’autre part elle n’est que la conséquence de processus sociaux plus profonds. La délinquance est avant tout un lieu de socialisation, de revalorisation et de construction identitaire pour des jeunes en manque de repères. Avoir cette vision de la délinquance change radicalement les processus à leur égard, passant du répressif à l’éducatif. (...)

la prévention spécialisée répond à toutes demandes de jeunes entre 12 et 25 ans. Après, nous pouvons soit orienter vers les services adaptés, et/ou soit maintenir du lien avec le jeune pour finir sur un réel accompagnement. (...)

je dirais qu’il a y deux constats que je réalise régulièrement. Le premier est les difficultés, voire les violences au sein des familles, qui ont un impact énorme sur de devenir du jeune. Le deuxième est tous ces jeunes qui survivent dans cette zone de vulnérabilité comme dirait Robert Castel, cette zone d’incertitude entre la fin de la scolarité et l’entrée à long terme sur le marché du travail. Dans cette zone, l’instabilité est devenue la norme. Les jeunes vacillent entre emploi précaire et le chômage et commencent parfois leur vie professionnelle par l’inactivité. Nombre d’entre-eux sont dans des dispositifs d’insertion dès la fin de leur scolarité. Ainsi, la société renvoie à ces jeunes qu’ils n’ont pas de place dans la société, malgré 15 ans d’école, le diplôme pour certains. Et bien entendu, sous l’injonction normative de la responsabilité individuelle, le défaut d’insertion émane obligatoirement d’un défaut personnel. (...)

il faut que la prévention montre ce qu’elle fait. Nos pratiques singulières doivent être connues et reconnues au risque d’être mis en péril sous la rationalisation managériale. Il faut donc créer notre propre régime de visibilité.

Aussi, il faut protéger la prévention spécialisée par la loi. Bien qu’elle soit rattachée à la protection de l’enfance dont le financement est assuré par les conseils départementaux, il n’est pas obligatoire ! Ainsi, les mairies peuvent diminuer massivement les subventions aux services de prévention, voire les faire tout bonnement disparaître (...)

L’argument politique de la dépense publique trop élevée est nul et non-avenu, puisque lorsque les subventions pour la prévention diminuent, les budgets de la police, de la gendarmerie, et des systèmes de caméra surveillances augmentent. C’est donc une attaque idéologico-politique que l’on subit : la répression plutôt que l’éducation !

Ainsi les éducateurs de rue doivent monter à l’assaut contre cette idéologie absurde qui d’autant plus, ne fonctionne pas. (...)