
Il faut absolument essayer de comprendre le problème de la célébrité avant qu’il ne nous anéantisse. Certes, ça fait des générations qu’on le planque sous le tapis à mesure que le show et l’attention du public supplantaient Dieu et la recherche d’un but collectif dans la sphère publique, mais ces dix dernières années, la célébrité a rompu ses vieilles chaînes et a tout englouti. Regardez où nous en sommes, maintenant.
Il y eut un temps, pas si lointain, où visibilité et notoriété étaient des objectifs difficiles à atteindre. La prolifération des chaînes de télévision les ont rendues plus accessibles et l’avènement d’internet davantage encore. À la fin du siècle dernier, d’aucuns se sont tout de même inquiétés des éventuelles répercussions néfastes de ce nouveau phénomène. À quoi exposait-on vraiment les quelques êtres humains confinés dans des espaces remplis de caméras de télévision et de webcams, soumis à une surveillance constante dans le seul but d’en divertir d’autres ?
Personne n’a jamais prouvé que ces craintes n’étaient pas justifiées. Et pourtant, en ce début de nouveau millénaire, la technologie permettant l’exhibition de masse est devenue accessible à tous et toutes. En novembre 2009, Twitter a lancé le bouton retweet. En décembre de la même année, Facebook a changé ses conditions d’utilisation et fait passer les posts de privés par défaut à publics par défaut. Rendez-vous compte, publics par défaut !
En octobre 2010, Instagram est arrivé. Cinq ans plus tard, les vidéos en streaming ont évolué, passant en quelques mois de nouveauté à fonctionnalité standard. Tout le monde est devenu réalisateur, tout le monde est devenu filmable. N’importe qui pouvait devenir célèbre. (...)
La célébrité, c’est être vu·e du plus grand nombre tout en n’étant pas envisagé·e selon des critères humains et individuels. C’est une transaction non réciproque impliquant l’intérêt ou l’attention d’une des parties, selon des termes d’échange asymétriques. Justine Bateman écrit sur ce qui arrive aux célébrités constamment exposées à un public qui ne cesse de leur poser des questions sur elles afin de prolonger l’interaction : « La vedette, la personne connue, s’y fait à la longue. Elle s’y habitue et finit par l’attendre [...] au bout d’un moment, on ne demande plus jamais aux autres de nous parler d’eux. On oublie, tout simplement. Ça ne fait plus partie de l’échange. » Elle ajoute : « Et on s’habitue à un tel point à cette performance qu’on oublie de se comporter autrement. »
Je ne suis pas quelqu’un d’important, mais quand je tape ma pensée du moment, c’est devant un public de la taille du stade de Fenway Park.
Aujourd’hui, quiconque possède un téléphone portable a accès à quelque chose d’approchant, sans avoir besoin de passer une audition et d’être sélectionné·e pour jouer dans une série regardée chaque semaine par des dizaines de millions de personnes. Tout le monde est exposé. Avons-nous donné notre consentement à ça ? Oui, mais d’un autre côté, pas vraiment. (...)
L’irréalité est devenue concrète
Les effets sont devenus palpables au fil de la décennie. Il ne s’agit pas d’une réplique à l’échelle de notre humanité. Pas juste à cause des nazis et des trolls, ni même des inévitables malentendus faute d’avoir bien compris le contexte, mais à cause de la qualité impersonnelle d’interactions censées être personnelles. La proportion d’amis authentiques qui reçoivent vos messages diminue, à mesure qu’ils sont noyés dans les chiffres ou abandonnent et s’éloignent.
Le spectre expressif se réduit –fini les tweets sur la famille, toujours moins d’ironie déversée dans la machine à broyer le second degré. Le vieil adage que s’appliquaient les politicien·nes, selon lequel il ne faut jamais rien dire que l’on ne veuille pas voir étalé en une du New York Times, concerne désormais tout le monde et l’espace en première page est devenu réellement infini. (...)
La réponse à la surveillance est la performance, et la performance constante est la réponse à une surveillance de tous les instants. À la sphère publique et privée, les réseaux sociaux ont ajouté une troisième catégorie, quelque chose d’équivalent au statut de combattant. Les gens se sont mis à générer des identités publiques, nécessairement distinctes de leur identité privée ou même de la bonne vieille identité sociale traditionnelle. (...)
ce mode d’existence s’est répandu jusqu’à ce qu’internet ne suffise plus à le contenir. Des vitrines occupées par de nouveaux genres d’établissements étranges ont commencé à apparaître, censés être des musées, des magasins ou des boutiques mais qui, en réalité, n’avaient été érigées que pour servir d’environnements photogéniques. Des touristes se sont mis en quête d’eau rendue bleu vif par des déchets toxiques. Des chirurgiens plastiques ont commencé à transformer des visages pour les faire correspondre aux filtres d’Instagram.
Partout, l’irréalité est devenue concrète. On signale des personnes qui ornent leurs propres intérieurs de décors muraux photogéniques afin que leurs invités aient un fond sur lequel poser. Ou bien ils achètent simplement un rideau à franges synthétique doré, ou encore installent des surfaces en trompe-l’œil à mettre sous leurs plats, pour que tout puisse converger vers le même genre de visuels. La vie physique s’organise autour de la moyenne algorithmique ; l’environnement simulé devient le seul valable.
Trump a-t-il une identité intérieure ? (...)
Le président des États-Unis existe en tant qu’objet célèbre, pas en tant que personne ; il serait capable de déclencher une arme atomique juste pour l’impression que cela ferait, pour son image de marque. De tout temps, les explosions nucléaires ont avant toute chose été une forme d’exhibition, alors pourquoi ne pas utiliser la plus impressionnante de toutes qu’il ait sous la main ?
Il est à la fois facile et gratifiant, d’un point de vue émotionnel, de dire que le président n’a pas d’identité intérieure, mais cela ne paraît pas être vrai si l’on en croit les déclarations publiques de personnes affirmant l’avoir observé. Son identité intérieure (à ce qu’il paraît) semble guidée par un mélange de terreur et d’autosatisfaction, sentiments qui tantôt s’entremêlent, tantôt se courent après. Il est incapable de se sentir sécurisé, et incapable de se remettre en question.
Ce qui semble manquer, c’est cette couche intermédiaire, le moi social, l’identité qui existe en relation aux autres. Tout ce que fait Donald Trump est une performance, une projection de ce qu’il veut que les autres pensent de lui. Les décisions politiques concernant le pays ne sont qu’une série d’actions dont la substance sous-jacente, ou son absence, ne présente aucun intérêt à ses yeux. (...)
Et qu’est-ce qui compte davantage, finalement, que l’influence ?