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L’espéranto pourrait sérieusement concurrencer l’anglais
Article mis en ligne le 16 décembre 2019

Il se dit que l’anglais est l’espéranto de notre temps. De facto, la langue des États-Unis est devenue la langue véhiculaire mondiale. Une position que les espérantistes ont pourtant tenté d’occuper.

Sur le papier, l’espéranto réunit nombre d’atouts pour conquérir les esprits. Langue artificielle, elle a été habilement élaborée pour faciliter son appropriation. Son créateur, Ludwik Zamenhof, voulait faire mieux que le volapük, une autre langue créée quelques années auparavant. Et qui dit mieux dit plus facile. Cet ophtalmologiste polyglotte s’est appuyé sur plusieurs langues existantes et en a repris les règles les plus simples. Il n’y en a que seize, toutes de pure logique.

Zamenhof a puisé son vocabulaire dans les lexiques français, anglais, allemand et dans une moindre mesure grec, russe et hébreu. Pas de pièges ni d’exceptions. (...)

Même facilité pour la prononciation : elle est transparente. Pas de lettres muettes comme en français, ni de lettres aux multiples prononciations comme en anglais. Enfin, il n’y a pas d’expressions idiomatiques (...)

Seulement 150 heures : c’est le temps nécessaire pour parler couramment espéranto. Soit 10 fois moins de temps que pour l’anglais, par exemple. À raison de trois heures de cours par semaine, un·e élève de CM1 le parlera couramment à la fin de son année scolaire. L’espéranto est probablement la langue la plus aisée à s’approprier pour un·e Européen·ne.
Une ascension brisée dans son élan

Ce n’est pas tout, l’espéranto dispose aussi de prédispositions pour conquérir les cœurs. Elle porte en effet un idéal pacifique. Si le Polonais Zamenhof a eu l’idée de cette invention, c’est qu’il voulait relever le défi babélien, lui qui vivait au milieu du yiddish, langue du ghetto, du polonais, celle du pays, de l’allemand, celle des commerçants, et du russe, celle de l’autorité occupante. L’espéranto, par sa dimension anationale, devait conjurer les nationalismes et permettre la compréhension entre tous les peuples.

À ses débuts, cette création suscite des railleries mais aussi beaucoup d’espoir. La langue est sortie de l’utopie et des livres pour entrer dans le réel avec un premier congrès mondial d’espéranto en 1905 à Boulogne-sur-Mer. C’est la France, jalouse du prestige diplomatique de sa langue, qui s’en est inquiété la première. (...)

le ministre français Gabriel Hanotaux lui oppose un veto et l’espéranto rate son entrée dans le cercle très fermé des langues internationales.

Sur son sol aussi, la France s’efforce de tempérer l’enthousiasme des espérantophones. Le ministère de l’Instruction publique demande expressément aux professeurs de « s’abstenir de toute propagande espérantiste auprès de leurs élèves ». Par la suite, le retour des nationalismes et l’hostilité de Hitler (les trois enfants de Zamenhof sont assassinés) et de Staline contribueront à faire refluer la dynamique espérantiste en Europe. C’est finalement le triomphe international de l’anglais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui ensommeille l’idée de langue universelle pour l’humanité. L’aventure de l’espéranto aurait pu s’arrêter là. Il n’en a rien été.
L’anglais attise les fractures

Aujourd’hui, c’est la contestation de l’hégémonie de l’anglais qui remet en selle l’espéranto, en particulier en Europe où la question des langues reste sensible. (...)

Sauf que l’Europe devrait bientôt se vider de l’essentiel de ses anglophones natifs. Une fois que les Britanniques auront quitté l’UE, l’anglais sera-t-il assimilable à une langue neutre ? Tout le monde à égalité devant une même langue extérieure, en somme. Un argument balayé par le politologue Jérôme Fourquet qui s’inquiète de voir la fracture linguistique se superposer sur la fracture sociale : « Même en ayant choisi une filière générale, on ne vaut rien ou presque si on n’a pas passé en plus six mois en Angleterre. » Et le sondeur de rapporter les propos d’un de ses anciens profs : « La sélection se fait historiquement sur les maths, ça peut fonctionner même quand on est fils d’ouvrier. Le jour où elle se fera sur les langues, ce ne sera plus la même histoire. » On nage en plein dedans. (...)

Comme les langues naturelles sont complexes, elles prennent du temps à s’apprendre, nécessitent souvent des voyages linguistiques, le recours à des cours particuliers ou des études à l’étranger. « Consciente de l’enjeu, les familles aisées adoptent des stratégies pour se démarquer de ceux qui l’apprennent uniquement à l’école », étaye Vincent Jacques. Les élites argentées peuvent ainsi offrir toutes leurs chances à leurs enfants.

Au contraire, les familles modestes assistent à leur déclassement accéléré. La maîtrise des langues étrangères s’apparente donc de plus en plus à un instrument de reproduction sociale. (...)

Et c’est là que l’espéranto avance l’argument massue de l’efficacité. Une langue facile à apprendre en autodidacte en ligne, maîtrisable sans peine et sans argent. Et donc plus démocratique.

L’espéranto se pose aussi en rempart face à la crainte d’uniformisation. Elle replacerait un anglais devenu envahissant. (...)

Une langue facile, démocratique et neutre. Mais alors, pourquoi l’espéranto ne fait-il pas davantage d’émules en Europe ? C’est que sa neutralité, une force pour un apprenant, a aussi un revers : un sentiment de fadeur, ressenti par de nombreux amoureux des langues. Le linguiste Claude Hagège dans Le Souffle de la langue évoque l’« inconsistance culturelle » de ce « pur instrument que n’alimente aucune tradition historique ».

Si on est touché par la singularité d’une langue étrangère, c’est aussi pour ses irrégularités, l’absence de synonymie parfaite entre deux mots proches, ses expressions idiomatiques. La langue introduit l’apprenant dans une histoire et une culture dont il peut s’éprendre. Derrière un idiome étranger, il est aussi question de désir. On s’amourache de ses mots jusqu’à les importer dans son propre langage.

Il existe pourtant une culture, une littérature, un cinéma ou une musique espérantophones, qui demeurent cependant méconnues et limitées. C’est d’ailleurs en invoquant l’absence de littérature « digne de ce nom » que le ministère de l’Instruction publique français avait interdit l’enseignement de l’espéranto dans les écoles en 1922. Les espérantistes rétorquent que l’espéranto pourra, lui aussi, se charger avec le temps d’œuvres et d’un imaginaire qui contribueront à son attrait. (...)

Mais faute d’être soutenu·es par un pays, les partisan·es de l’espéranto ne disposent ni de moyens étatiques ni de Disney, d’Hollywood, de Coca-Cola, de Levi’s ou de Madonna qui représentent autant d’ambassadeurs ou ambassadrices de l’anglais. Pour l’heure, les contrepouvoirs face à la domination de l’anglais sont elles aussi des langues naturelles (espagnol, français, etc.), soutenues par des politiques publiques et des cultures enrichies au fil des siècles.

L’espéranto fait également face au dédain des élites. Souvent anglophones, celles-ci ne voudraient en rien perdre leur avantage qu’elles ont mis plusieurs années d’efforts à se tailler. Avec l’espéranto parlé par tout le monde, elles perdraient de facto une belle carte dans leur manche.

Dans le monde, on compterait deux millions d’espérantophones, dont beaucoup de Chinoi·es. La Chine, consciente de la complexité du mandarin, pourrait éventuellement y voir un substitut à l’anglais, la langue du grand rival américain. De son côté, Radio-Vatican émet une émission dans cette langue qui pourrait –qui sait ?– devenir un jour la langue de communication du Vatican. Et pourquoi pas dans d’autres entreprises et organisations internationales ? « Les gens n’anticipent jamais l’évolution linguistique, sourit Vincent Jacques. Les transformations se font sans bruit. » La facilité de son apprentissage, en ligne notamment, rend l’avenir de l’espéranto imprévisible.