
Le travail du politique, c’est d’abord de savoir prendre de la hauteur. Surtout dans une société qui peine de plus en plus à le faire.
Lorsque les médias ont annoncé l’assaut contre les locaux de Charlie Hebdo, je n’ai rien ressenti de particulier. Et pour cause : j’étais dans le métro, en route vers mon travail, sans smartphone. Je n’étais pas au courant. Une fois à destination, je me dirige jusqu’à ma salle de cours. Et là, vent de panique : les étudiants, affolés par la nouvelle, m’apprennent ce qu’il en est.
En ouvrant la porte de la classe, j’avais franchi le court interstice qui sépare la routine de l’événement. Il fallait aménager l’ordre du jour, prendre en compte l’émotion du public : c’était l’état d’urgence. Situation impérative, où la représentation qu’on peut se faire du futur est suspendue à l’annonce d’un dénouement plus ou moins proche. Une condition d’incertitude, où les personnes dépositaires de l’autorité jouissent d’une aura inhabituelle. Mes étudiants, déjà plutôt gentils d’habitude, m’ont paru ce jour-là d’une docilité presque effrayante. Comme le rappelait Machiavel, dans Le Prince, Livre X, « quand l’ennemi ravage le territoire et que les sujets réfugiés dans la ville voient leurs biens pillés et perdus, c’est alors qu’ils se dévouent au Prince sans réserve ».
L’empire du présent
Ce bref récit de ma classe à l’heure Kouachi visait à rappeler que l’état d’urgence, avant d’être ce complexe rééquilibrage entre exécutif et judiciaire sous lequel nous vivons depuis 2015, est d’abord une soumission contrainte à la force de l’événement. Aujourd’hui, le dispositif d’exception qui organise en France cette contrainte est en vigueur jusqu’au 1er novembre 2017. Il a été reconduit, pour la sixième fois consécutive au début de cet été. Le Premier ministre a annoncé que son gouvernement intégrerait bientôt dans la loi certaines de ses dispositions. Gageons qu’à l’heure des débats parlementaires, les attentats commis à Barcelone et à Cambrils feront sûrement partie des munitions argumentaires. Des voix s’élèvent pourtant déjà, de Catalogne même, pour rappeler que la surveillance de masse est la meilleure amie du terrorisme, car elle disperse les forces dont on aurait besoin pour le traquer. Mais rien à faire : c’est l’état d’urgence, le présent est dangereux, surveillons-le davantage et toujours
L’état d’urgence, c’est l’empire du présent. Un présent qui défie l’héritage du passé –la Constitution, les libertés fondamentales– et qui dévore le futur, fait de projets et de changements. On le ressent à lire les témoignages des victimes de l’arbitraire administratif, aux vies entravées par une assignation à résidence ou un coup de force policier inexplicable. On le retrouve lorsque s’expriment les colères de militants, d’acteurs associatifs en conflit depuis des années avec les pouvoirs publics, et que l’arsenal juridique nouveau a permis de mettre échec et mat. . (...)
les gouvernements successifs ont renouvelé cet état d’exception. Comme le soulignait le professeur de philosophie Vincent Grégoire (2), « l’appareil législatif, censé inscrire la norme dans la durée, se soumet à l’actualité pour la redéfinir constamment ». Cette parenthèse dictatoriale, nécessaire pour résoudre un problème précis dans un temps court, épouse désormais les contours de la « guerre contre le terrorisme », dont on sait qu’elle n’a ni limite spatiale, ni fin temporelle. (...)
Cette façon inutile de décréter l’état d’urgence révèle le rapport compliqué que nos gouvernants entretiennent au temps de l’autre, ce temps qu’en principe ils ne possèdent pas et dont ils ont la charge. On a vu au printemps dernier un certain nombre de candidats à la magistrature suprême user du mot « système » comme d’un sifflet pour rallier leurs partisans et leur désigner un adversaire. On y retrouve cette crainte du temps de la réflexion, du doute. Comme s’ils n’avaient eux-mêmes plus de distance avec cette urgence qu’ils brandissent.