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Reporterre
L’extraordinaire vie en mer au secours de jeunes « âmes errantes »
Article mis en ligne le 10 janvier 2021

Ils ont troqué les centres sociaux, les foyers, l’isolement ou la prison pour le grand large. La cabine fait quelques mètres carrés, mais elle est remplie par les embruns. Sur le pont, les rires se mêlent au bruit du ressac. Leurs yeux observent le dédale des récifs coralliens, à l’affût d’une masse sombre. La baleine à bosse et son petit pourraient surgir des vagues à tout instant.

« Pour des jeunes, souvent perdus hors les limites de leur cité, c’est un bouleversement », raconte Michel Sparagano, longtemps capitaine du catamaran Grandeur Nature. Reporterre l’a rencontré à Muret (Haute-Garonne), où il enseigne la philosophie aux lycéens. Pendant une douzaine d’années, il a alterné le rythme de professeur et celui de skippeur. Six mois devant le tableau blanc, six mois sur l’océan, mais toujours éducateur.

À l’heure des confinements successifs et de l’état d’urgence sécuritaire, il décrit les bienfaits du milieu ouvert pour des jeunes en situation d’échec, souvent déscolarisés, parfois habitués des commissariats, victimes de violence ou en danger de « radicalisation ». (...)

On est comme une microsociété. Les jeunes apprennent à se faire une place et à vivre ensemble » (...)

Âgés de onze à dix-sept ans, les adolescents sont accompagnés par trois éducateurs et un capitaine. C’est ensemble qu’ils et elles quittent Sète (Hérault) au début de l’automne, direction le Cap-Vert, la traversée de l’Atlantique en neuf jours jusqu’aux archipels brésiliens, puis la Guyane, la Dominique, Cuba et les Bahamas, avant la longue navigation de retour. Ils vont cohabiter chaque heure du quotidien sur le bateau de quinze mètres de long, et peu à peu se reconstruire. (...)

L’association fait le choix de mêler quatre jeunes confiés par l’aide sociale à l’enfance (ASE) et trois volontaires en quête d’aventure. Une mixité jugée essentielle. (...)

« Pas besoin d’argumenter quand le capitaine déclare : “Si tu ne m’écoutes pas, tu vas y laisser la peau !” Les vagues de quatre mètres ne seront pas impressionnées par une casquette de travers. » (...)

L’absence de portable, de réfrigérateur (donc de viande), d’alcool, de drogues et la nécessité d’une hygiène à l’eau de mer imposent la sobriété. Dans l’ouvrage Grandeur Nature ou la parole des enfants [1], tous les journaux de bord écrits par les jeunes sont compilés, ainsi que des témoignages postérieurs aux voyages. (...)

Dans un monde de la vitesse et du tourisme, où « le voyage » s’opère entre deux terminaux d’aéroports, Grandeur Nature apprend la lenteur. (...)

Michel juge cette patience essentielle pour rencontrer quelqu’un sans le bousculer. « La lenteur du voyage amène nos jeunes lentement vers l’autre. Ils ont le temps de penser à un ailleurs, d’imaginer un pays, d’en parler le soir, d’en rêver la nuit, de guetter cette terre quand on s’approche. »
La beauté des personnes rencontrées et des paysages traversés (...)

L’émotion vécue en contemplant la diversité marine se double d’une conscience écologique. « Pour eux, ce n’est plus possible de voir un plastique sans détourner le bateau ! » relève Michel. Le repêcher avec la gaffe devient un jeu d’habileté. (...)

En prenant en charge, « au bon moment et efficacement », des jeunes dont l’identité est vacillante, l’association est un rempart contre l’errance fanatique. (...)

« Nous devrions être des centaines de structures à organiser des séjours de rupture. » Au lieu de ça, ces associations [3] peinent à exister et les milieux fermés continuent de mener à la prison. Michel, qui y a enseigné, le dit sans ambages : « Cela fait des années que l’on dénonce ce qui s’y passe. (…) Le Petit Prince de Saint-Exupéry se radicaliserait en prison. » (...)

Le lieu d’accueil flottant et itinérant qu’est Grandeur Nature prévoit l’ouverture d’un lieu de vie à terre. L’objectif serait d’accueillir les jeunes en amont et en aval de l’expédition, « le temps nécessaire pour les aider à mettre en place leur projet de vie ». Le temps que leurs rêves, inondés de poissons et d’amitiés, poursuivent leur éclosion sans s’évaporer.