
Croissance verte, bleue, circulaire, inclusive : à l’heure où beaucoup appellent à la sobriété, la croissance revient toujours par la fenêtre, à peine masquée sous de nouveaux atours. Pour l’économiste Timothée Parrique, spécialiste de la décroissance, ces ambitions ne sont que des leurres qui nous détournent du véritable objectif : réinventer un système économique qui soit fondé sur la qualité de vie, et non sur des objectifs quantitatifs.
La croissance est aujourd’hui considérée comme un indicateur de bonne santé. Vous récusez cette idée, pourquoi ?
Timothée Parrique : Le PIB ne fait pas la différence entre le désirable et le néfaste. Ça me rappelle un titre d’article pendant la pandémie : « Pharmacies : masques et lavage de mains plombent les ventes de médicaments ». On voit toute l’absurdité d’une économie qui cherche à tout faire croître de manière indiscriminée. L’objectif d’un système de santé devrait être la santé, pas les ventes de médicaments ! Pareil pour l’économie : l’objectif devrait être le bien-être, pas la vente de biens et services. L’économiste Éloi Laurent a écrit un livre : Et si la santé guidait le monde ? L’espérance de vie vaut mieux que la croissance (Les Liens qui libèrent, 2020). Tout est dit ! (...)
Le PIB est un indicateur d’agitation monétaire, qui ne mesure qu’une petite partie d’une économie sociale et écologique beaucoup plus vaste. Un PIB en hausse est parfaitement compatible avec une récession sociale (chômage, pauvreté, inégalités, burn-out, mal-être, insécurité) et une crise écologique. De la même manière, on pourrait très bien concilier une contraction de l’activité marchande et une augmentation de la santé sociale et de la soutenabilité écologique. (...)
En fait, il faudrait considérer la croissance comme une stratégie d’ajustement temporaire à une situation de manque, non pas comme un fonctionnement par défaut : si les besoins ne sont pas satisfaits, produisons ce qui est nécessaire pour qu’ils le soient, et arrêtons-nous ensuite.
La « croissance verte », la « croissance circulaire » sont, selon vous, de dangereuses illusions. Pourquoi ?
Croissance verte, croissance circulaire, croissance inclusive, croissance bleue, croissance régénérative : cinquante nuances, mais croissance toujours ! Il y a une obsession pour l’accumulation. Les analyses d’une croissance soi-disant « verte » ne tiennent pas la route, d’abord parce qu’elles ne prennent en compte que les gaz à effet de serre, et font l’impasse sur les autres pressions environnementales : l’extraction de matériaux, l’usage de l’eau et des sols, la pollution de l’air et des eaux, l’acidification des océans, les pertes de biodiversité, etc. Décarboner ne suffit pas ! En France, nous célébrons la maigre victoire d’avoir réussi à faire baisser notre empreinte carbone de 9 % depuis 1995, alors qu’il faudrait la baisser d’au moins autant chaque année. (...)
Ce serait comme penser qu’acheter des livres de régime suffirait pour perdre du poids ! Les nouvelles inventions, à commencer par la voiture électrique et les énergies renouvelables, ne changent pas la donne, car elles s’ajoutent aux infrastructures polluantes au lieu de les remplacer. Quand bien même elles les remplaceraient, n’oublions pas qu’il faut de l’eau, des sols, et des matériaux pour les produire.
“C’est profondément inefficace de penser qu’on peut continuer à détruire le vivant et mettre de l’argent de côté pour ensuite le réparer”
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qu’est-ce que la décroissance ?
On distingue souvent deux projets attachés au concept de décroissance : la transition vers une économie plus petite et plus lente – la décroissance à proprement parler ; et le maintien de ce régime stationnaire sur le long terme – la post-croissance.
La décroissance d’abord, c’est une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique, planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. C’est une sorte de grand régime macroéconomique pour permettre aux pays en dépassement écologique (riches principalement) de revenir sous un seuil soutenable. Les pays les plus riches ont la responsabilité de diminuer au maximum leur usage des ressources naturelles pour faciliter des transitions plus difficiles dans des pays moins privilégiés. Aujourd’hui, on est face à un paradoxe que le gouvernement français incarne parfaitement : il exhorte à la sobriété, sans renoncer au modèle de la croissance. Cette résistance idéologique est un contresens logique : si tout le monde se met à la sobriété, mathématiquement ça revient à la décroissance ! (...)
En Chine, avec mouvement tangping (« s’allonger par terre ») on a vu les jeunes se demander : à quoi bon perdre sa vie à la gagner ? Idem en France avec les nombreux « appels à déserter » des étudiants. Les nouvelles générations rejettent le consumérisme, le travaillisme, le succès par l’acharnement professionnel. Les études à l’échelle des individus nous montrent bien que, passé un certain seuil, ce n’est pas l’argent qui rend heureux. À l’échelle macroéconomique aussi, on constate que, passé un certain seuil de PIB par habitant, la croissance cesse d’augmenter le bonheur : c’est le fameux paradoxe d’Easterlin.
Nous avons besoin d’un « hédonisme alternatif », pour reprendre le vocable de Kate Soper, qui soit centré sur l’être plutôt que sur l’avoir. « Moins de biens, plus de liens », c’était d’ailleurs l’un des premiers slogans du mouvement de décroissance !