Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Acrimed
L’inquiétant panorama des médias au Brésil (1/3) : la mainmise oligarchique
Article mis en ligne le 5 septembre 2020
dernière modification le 4 septembre 2020

La question des médias au Brésil est au carrefour de nombreux enjeux. Collusion avec les pouvoirs politique, économique, religieux, hyperconcentration, corruption... Dans un entretien en trois volets, Mélanie Toulhoat, chercheuse en histoire contemporaine, dresse un panorama particulièrement préoccupant du paysage médiatique brésilien [1]. Cette première partie revient sur la concentration du secteur médiatique brésilien et la faiblesse du secteur public. Propos recueillis par Nils Solari.

(...) Le « coronelismo eletrônico », ou « coronélisme électronique », est un concept inventé par des chercheurs en communication à la fin des années 1990 pour désigner le phénomène de possession et d’instrumentalisation, par les élites politiques et économiques locales, de moyens de communication comme les chaines de télévision ou les stations de radio, dans les états fédérés ou à l’échelle des pouvoirs municipaux.

L’article du journaliste Luiz Antonio Magalhães, paru en 2009 sur le site de l’Observatorio da Imprensa (observatoire de la presse brésilien) est vraiment très éclairant à ce sujet. Il évoque l’exemple de José Sarney, affilié au Parti du mouvement démocratique brésilien [3], ancien président du Brésil (1985-1990) puis président du Sénat fédéral (2009 – 2013)… et dont la famille possède tout un réseau de télécommunications dans l’État du Maranhão, mis à profit pour affaiblir ses rivaux au niveau politique.

Pour comprendre les mécanismes du coronelismo eletrônico, il est intéressant de revenir en arrière et à son étymologie. Le concept de coronelismo est issu du terme « coronel » (colonel en français). C’est une pratique vraiment ancrée dans le système politique, social, économique et culturel brésilien, caractéristique de la fin du XIXème siècle et des premières années de la Vieille République [4]. Elle est liée à la participation croissante des grands propriétaires terriens dans la vie politique du pays : les membres de cette oligarchie agroexportatrice ont reçu des distinctions (d’où le terme de colonel) en échange de leur fidélité à l’Empire du Brésil puis à la République, et de leur contribution au maintien de l’ordre social.

À l’échelle locale, cela donnait une situation où des colonels avaient le contrôle des forces de police, s’en servaient pour assurer leurs intérêts privés et employaient la force pour influencer les élections dès les débuts de la Vieille République. Le coronelismo se base donc sur un système qui allie clientélisme, corruption et copinage, et qui a vraiment permis la conservation du pouvoir politique entre les mains des mêmes grandes familles, jusqu’à l’essor de nouvelles forces politiques, dans les années 1920- 1930.

Il est possible de voir dans les actuels empires médiatiques une sorte de métaphore de cette continuité du système impérial. (...)

Il existe cependant des législations interdisant, notamment aux candidats aux élections, d’être détenteurs de médias…

Il existe en effet des textes législatifs au Brésil qui ont pour objectif de contrer les effets pervers de la possession des moyens de communication par des personnalités politiques de premier plan. Le problème c’est que cette législation, et par voie de conséquence, la liberté de la presse et de la démocratie, sont systématiquement bafouées ; le gouvernement fédéral ne met pas en place de politique de contrôle pour faire appliquer la loi. (...)

Le collectif Intervozes, qui essaie de rendre effectif le droit à la communication publique au Brésil, estimait ainsi en 2014 pour les chaines de télévision, que la Band revendait 19% de sa programmation, la Record, 21%, la Rede TV, 50%, etc [6]. Ces espaces sont revendus à des entreprises privées ou, en majorité, à des églises, ce qui pose réellement un problème en termes de démocratie et d’accès à l’information. Cette loi 4117 de 1962 prévoit enfin l’interdiction de l’utilisation des stations de radio à des fins de propagande politique, une interdiction bafouée à l’échelle locale par la pratique du coronelismo. Il existe ainsi de nombreuses pratiques qui sont complètement contraires à la législation. (...)

En réaction à cette tentative de privatisation (contraire à la Constitution qui prévoit et garantit la coexistence de secteurs médiatiques public et privé, administrés au niveau des Etats fédérés) on a vu se renforcer un front en défense de l’EBC, réunissant des organisations de la société civile et des syndicats de l’entreprise. (...)

Ce front de défense, constitué récemment, s’élève aussi contre de nombreuses fausses nouvelles qui ont été diffusées pour jeter le discrédit sur l’EBC, et sur tout le système médiatique public en général. Il s’insurge contre les arguments employés pour justifier la privatisation, comme l’instrumentalisation par le gouvernement d’un prétendu déficit, alors qu’il s’agit d’une institution publique censée être financée par des fonds publics et n’ayant donc pas l’objectif de rentabilité d’une entreprise privée. Dans ce contexte, parler de déficit prend beaucoup moins de sens. (...)

Le Code Brésilien des télécommunications impose aux médias des missions de service public : un seuil de 5% de programmes qui doivent être consacrés à l‘information, et cinq heures par semaine consacrées à des programmes éducatifs et pédagogiques, qui valorisent la diversité et la pluralité. Mais dans la pratique, les chaines et stations privées ne respectent pas du tout ces normes de contenus. La privatisation de l’EBC, seul média à respecter ces obligations, signifierait donc la fin ou presque des contenus pédagogiques à la télévision brésilienne.

Il est assez évident que l’affaiblissement, voire la complète disparition d’un véritable service public médiatique au Brésil, pluriel et transparent dans sa gestion, représente un vrai danger pour la démocratie. (...)