
Les 7,5 millions de touristes visitant chaque année Barcelone semblent un cadeau tombé du ciel par avions low-cost pour l’économie locale. Comment la nouvelle mairie combat-elle la « touristification », qui pousse les habitants à abandonner leur vie de quartier aux promoteurs et à la frénésie locative des usagers d’Airbnb ?
(...) la nouvelle équipe doit résoudre l’impossible équation des vingt expulsions de logements par jour dans Barcelone, dont 85% dues à des impayés de loyer, le reste concernant les propriétaires victimes de la crise du crédit, ou des occupations. Pour cela, l’une des premières mesures, désirée par certain-e-s et redoutée par d’autres : imposer un moratoire sur les licences touristiques. (...)
depuis plus de vingt ans, la ville est presque entièrement vouée au tourisme. Il nous manquait un mot pour expliquer ce phénomène. Du coup, on a pris l’habitude d’appeler ça la “touristification”. » Dès le début du XXe siècle, et sans interruption pendant le franquisme, Barcelone a misé sur le tourisme pour son développement culturel et économique. Une capitalisation de l’image et du rêve qui a su valoriser les œuvres de l’architecte Gaudí, les toiles de Picasso, son port méditerranéen et son doux climat.
Les Jeux olympiques de 1992, premier grand symbole de l’ouverture internationale de l’État espagnol après la dictature, viennent parfaire ce modèle économique. Le besoin de moderniser l’aéroport, les gares ferroviaires et les infrastructures de loisirs donne un chèque en blanc aux urbanistes. La création du village olympique permet de repenser le littoral en plantant des gratte-ciel sur une partie du quartier de pêcheurs de La Barceloneta. (...)
Quand, dans les années 2000, les voyages low-cost se multiplient et révolutionnent le tourisme international, tous les ingrédients sont réunis pour faire de Barcelone l’une des premières destinations au monde, avec une augmentation constante : aujourd’hui, 7,5 millions de touristes génèrent 14% du PIB municipal. « Le PIB, c’est une chose, sa redistribution, c’en est une autre », précise Carlos, nouveau porte-parole de la PAH locale.
« Cette économie profite surtout aux grandes familles d’industriels de la construction et de l’hôtellerie, relance Jesús du journal indépendant catalan La Directa. Pour les autres, c’est des emplois précaires de larbins, entre 3,5 et 5 euros de l’heure ! » Économie perverse : plus les gens travaillent pour améliorer l’offre d’accueil, plus ils font monter les prix de leur propre quotidien–loyers, épiceries, restaurants... (...)
Une mainmise des industriels du rêve qui explique pourquoi, en faisant du tourisme son premier cheval de bataille, la nouvelle mairie cherche à taper là où ça fait mal. Mais depuis le moratoire qu’elle a imposé sur les licences touristiques, seuls 35 chantiers ont pu être stoppés. 50 autres projets verront le jour. Les nouveaux squatteurs de la mairie n’ont par exemple rien pu faire contre le dernier projet lancé par Núñez avant son jugement : un enième hôtel de luxe négocié avec l’ancienne mairie dans le quartier Arc de Triomf, en lieu et place de logements sociaux. (...)
Aujourd’hui, la mairie est entre les mains de celles et ceux qui exprimaient leur colère dans la rue, mais la Place Catalunya est redevenue celle du pouvoir, des banques, des fast-foods et de Desigual. (...)
Le grand partage annoncé par les nouvelles technologies ouvre les portes de son cheval de Troie : là où existaient des économies locales et des systèmes coopératifs émergent des marchés globaux générateurs de précarité et d’inégalités sociales, comme en témoignent les cas d’Uber, de Blablacar ou d’Airbnb. A Barcelone comme ailleurs, les seuls quartiers à même de résister à la confiscation de leur ville sont ceux qui s’organisent aujourd’hui autour de comités de quartier et de mouvements de lutte pour le logement. (...)