
Comment l’Église au Moyen Âge s’est peu à peu délestée de sa compassion pour en venir à distinguer le pauvre mécréant et le pauvre vertueux ? Une conception qui rejaillit encore aujourd’hui dans les débats sur l’assistance aux plus démunis.
De quand date l’opposition entre le pauvre méritant et le pauvre paresseux ? Il faut se tourner vers les Pères de l’Église pour comprendre comment deux sortes de misère ont été mises dos à dos : l’indigence vertueuse contre la pauvreté ordinaire. Dès les origines de la chrétienté, le langage religieux est imprégné de conceptions économiques : par le péché originel, l’homme a hypothéqué son âme au diable et Jésus a donné sa vie pour la racheter.
L’Église médiévale ne se tient pas à l’écart de la vie économique et sociale, au contraire, elle s’y implique et juge les différents acteurs qui y gravitent à l’aune de ses propres critères. À partir du XIe siècle la vie économique se structure autour des corps de métiers de plus en plus spécifiques : les artisans, les marchands, les usuriers…. Si le marchand est considéré comme utile et vertueux, puisqu’il se déleste de ses biens et permet aux richesses de circuler au sein de la communauté, l’usurier par exemple est “un infâme”. Ce terme désigne une catégorie juridique toute particulière dont font notamment partie les prostituées, les bourreaux mais aussi les pauvres. Déchus de droits civiques, ces individus sont jugés indignes de la fides qui lie les différents membres de la communauté chrétienne. Il n’est pas question de commercer avec un pauvre : puisqu’il ne possède rien, il est, par conséquent, cupide et envieux. Le pauvre ordinaire est le reflet de tous les vices, et n’apporte rien à la société. Contrairement au pauvre ordinaire, le bon pauvre, représenté par saint François d’Assise ou par les frères des ordres mendiants, a choisi de se défaire de ses biens et de son pouvoir, imitant le Christ dans un mouvement d’humilité.
L’inégalité subie n’est pas seulement économique, elle est aussi symbolique et sociale. Le pauvre ordinaire est marginalisé, critiqué et il n’a aucune chance de se sortir de sa condition. La charité et les hôpitaux aident surtout les pauvres invalides, les orphelins ou les vieillards, qui sont pardonnés : s’ils ne travaillent pas, c’est parce qu’ils ne le peuvent pas. Comment cette “infamie des pauvres” creuse-t-elle encore les inégalités subies par les plus misérables ? La société laïque est-elle aussi sévère que l’Église ou des solidarités envers les indigents existent-elles ? Comment espérer devenir un pauvre vertueux et éviter d’être perçu comme un misérable ordinaire ? (...)