
Si la domination des États-Unis dans le domaine spatial demeure aujourd’hui incontestée, les rapides progrès de la Chine embarassent Washington. À l’heure où la maîtrise de l’espace devient un enjeu économique et géopolitique majeur, le manque de régulation génère des zones d’ombre susceptibles de causer des conflits. Le temps n’est-il pas venu de négocier un nouveau traité mondial qui fasse de l’espace un bien commun de l’humanité ? (...)
« Il y a encore cinq ans, juge Olivier Zajec, maître de conférence en science politique à l’université Jean-Moulin Lyon-III, j’aurais trouvé un tel discours alarmiste. Mais là, les Américains ont peur. La progression chinoise est très impressionnante, notamment dans l’industrie des lanceurs. Les Chinois ont fait en dix ans ce que les Américains avait mis quarante ans à réaliser. Et si ces derniers gardent une large avance, ils savent que dans deux décennies, la Chine pourra les égaler. »
Les satellites sont essentiels
L’empire, pourtant, n’a pas toujours été céleste.
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En septembre 2006, des rapports du département de la défense des États-Unis lancent publiquement l’alerte. Des satellites américains gravitant en orbite basse et destinés à l’imagerie auraient été aveuglés par des lasers alors qu’ils survolaient le territoire chinois. Les officiels sont alors formels, quant à la possibilité de déstabiliser la puissance spatiale de Washington : « La Chine en a non seulement la capacité, mais elle l’exerce désormais (1). »
Dans la décennie suivante, les autorités américaines ne cessent de sonner l’alarme. Piratages de satellites, cyberattaques, interceptions de communications, la Chine multiplie les interventions. De 2007 à 2018, elle effectue également des batteries de tests de missiles antisatellites pouvant dépasser les 10 000 kilomètres d’altitude, une portée largement suffisante pour atteindre des satellites de télécommunication ou d’imagerie (2). Selon un rapport du Congrès américain publié en 2015, l’armée chinoise aurait même la capacité de détruire des satellites situés sur l’orbite géosynchrone — soit 36 000 kilomètres d’altitude — utilisés à des fins de communications militaires, de détection des missiles et plus généralement de surveillance et de renseignement (3).
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En 1990, le déploiement spatial de l’armée américaine lors de la première guerre du Golfe constitue une étape décisive dans la prise de conscience du rôle du militaire spatial : actions coordonnées, brouillages, guidages des troupes, précision des frappes, maîtrise de l’évolution et de l’intensité du conflit. La pratique et la doctrine militaires chinoises en ressortent changées, selon Dean Cheng, spécialiste de l’armée chinoise et membre du laboratoire d’idées The Heritage Foundation, proche du Parti républicain américain (...)
Depuis quelques années les États-Unis jouent la carte de la peur. « Même s’ils sont très en avance technologiquement, ils contribuent à dessein à cette inflation de la menace chinoise », lance Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. (...) Dès 2003, la Chine lance son premier vol spatial habité. Cinq suivront jusqu’en 2016, et, le 3 janvier 2019, la sonde Chang’e 4 se pose sur la face cachée de la Lune, une première mondiale. L’empire du Milieu prévoit désormais d’avoir sa propre station spatiale et d’installer une base de recherche sur la Lune d’ici à dix ans. Il détient le record de tirs de fusées pour la deuxième année de suite (...)
De façon générale, l’administration américaine instrumentalise le spectre chinois pour régler des questions de politique intérieure. Le dernier exemple est la très médiatisée « Space Force » annoncée par le président Donald Trump en décembre 2019 et légitimée par les manœuvres « ultra-sophistiquées » des satellites chinois, selon le vice-président Mike Pence. Les États-Unis n’ont pourtant pas attendu de créer cette nouvelle branche de l’armée pour développer des systèmes de brouillage et de surveillance de pointe. (...)
En 2011, après avoir décidé d’exclure Pékin de la Station spatiale internationale (ISS), le Congrès interdit explicitement à la NASA toute collaboration. L’agence spatiale en est même venue à refuser la participation de ressortissants chinois à l’une de ses conférences internationales en 2013 (7). « Les anecdotes de ce genre sont légion. La psychose est profonde. On entend de temps en temps germer quelques idées de coopération, mais, concrètement, aujourd’hui il n’y a rien », glisse Xavier Pasco.
Dans cet affrontement à distance, « les États-Unis ont tellement empêché toute possibilité de transferts de technologie qu’ils ont ainsi forcé la Chine à devenir vraiment autonome, et elle a complètement réussi », résume Serge Plattard. Forte de cette autonomie, elle compte bien vendre ses services à qui elle veut, au grand dam de Washington. Elle a déjà permis à l’Éthiopie de lancer son premier satellite en décembre 2019. Elle a également passé un accord avec l’Égypte pour commencer la fabrication d’un satellite d’observation haute résolution, sur place.
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Enfin, cette exagération anxiogène de la puissance spatiale chinoise justifie aussi une diplomatie très agressive vis-à-vis de la Chine, pour empêcher qu’elle devienne un jour une puissance spatiale vraiment rivale. (...) « En dehors des États-Unis, seule la Chine l’a compris et le revendique : pour devenir une puissance globale, il faut maîtriser les capacités spatiales, à savoir les télécommunications, l’information, l’observation, le renseignement, la navigation. Une part croissante de l’économie en dépend (...)
« Lorsque la loi est passée, les Russes se sont insurgés en affirmant qu’elle était illégale. D’autres États, comme le Luxembourg et les Émirats arabes unis, se sont depuis dotés de lois similaires. Les Chinois n’ont quant à eux pas encore pris position… », résume Frans von der Dunk. Mais à l’heure où plus de quatre-vingts pays possèdent au moins un satellite en orbite et où « l’administration Trump a plutôt tendance à quitter les traités existants qu’à en créer de nouveaux », l’idée d’un accord sur un nouveau texte législatif international qui viendrait combler les zones d’ombre s’annonce difficile, voire impossible.
Risques de collision satellitaire
En fait, ajoute Olivier Zajec, « les États-Unis veulent imposer leurs normes dans le spatial sans avoir à considérer un autre pays, en particulier communiste.
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Pourtant, avec ce climat de défiance et l’absence de véritable cadre législatif, la situation ne risque-t-elle pas de dégénérer ? (...)
« Je crois qu’il faut que se produise quelque chose de très grave pour que nous nous rendions compte collectivement de l’urgence d’accorder nos politiques spatiales », regrette Serge Plattard.