Il y a bien plus d’un demi siècle, il n’y avait pas plus cinq cents mètres entre mon HLM de môme et le cul des vaches. Et la genèse du yaourt dans la cuisine familiale était aussi attendue et mystérieuse que l’apparition d’un cadeau sous le sapin de Noël. Pour le gamin d’aujourd’hui, il suffit de pousser le Caddie jusqu’à la bonne allée du supermarché.
(...) Là où notre HLM fréquentait la campagne, là où aujourd’hui, la société de consommation a dévoré l’espace de ses hangars à bricoles et de ses enseignes tartignoles. (...)
Selon la saison, la température, il fallait attendre vingt-quatre heures ou un peu plus1 pour déguster un fromage blanc onctueux, dont le parfum rappelait celui qui sortait du seau de la paysanne dans lequel le jet de lait chantait…
Longue, très longue odyssée
Aujourd’hui les vaches, débarrassées de leurs cornes, ignorantes de l’existence d’un champ à l’herbe ondulante mais pucées électroniquement, vont se faire traire par un robot bardé de capteurs qui enregistre aussi leur pedigree, leur température, évalue leur performance, et envoie les données sur le smartphone de leur exploiteur (ai-je dit exploiteur ?). Un lait aussitôt molesté2 à travers les tuyaux et pompes qui le charrient jusqu’au tank réfrigéré. Un matin, un camion de la coopérative, à la citerne ventrue et étincelante, vient le collecter pour le convoyer jusqu’à l’usine à yaourts.
Pendant ce temps, à l’autre bout du pays (ou ailleurs), dans une autre usine, un semi-remorque charge des pots plastique, rejetons de pétrole3, pour les convoyer vers l’usine à yaourts tandis qu’un autre semi-remorque, à un autre bout du pays (ou ailleurs), prend la même direction avec un chargement d’opercules pour pots de yaourt. Un troisième semi-remorque, venu d’on ne sait où encore, trimbale quelques tonnes de cartons d’emballages colorés avec, imprimées, des vaches de BD folâtrant dans des prés à l’herbe ondulante. Sans oublier, en petits caractères, la liste de toutes les bonnes choses que l’usine à yaourts va ajouter : sucres raffinés, colorants pétants, arômes inventés par des chimistes fous…
Lorsque tous les pots de yaourts sont emballés, une noria d’autres semi-remorques, réfrigérés ceux-là, va s’égayer dans les campagnes françaises, sans vaches pour les regarder passer puisque le plus souvent cloîtrée en stabulation. Ils déverseront leurs yaourts dans des supermarchés rutilants et bruyants. Et un samedi matin, des enfants de HLM débouleront avec leurs parents. Ils n’ont sans doute jamais eu la chance de voir une queue de vache se balancer, ni goûter le lait chaud sorti d’un pis dans un verre douteux. Selon la saison, la température, il fallait attendre vingt-quatre heures ou un peu plus1 pour déguster un fromage blanc onctueux, dont le parfum rappelait celui qui sortait du seau de la paysanne dans lequel le jet de lait chantait…
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Il y a peu de chances qu’enfants et vaches se rencontrent au milieu d’un pré à l’herbe ondulante. Ou alors sur les allées bétonnées du Salon de l’agriculture. (...)
Je ne sais pas si la vieille paysanne de mon enfance était heureuse de sa vie, je ne la connaissais pas assez. Elle n’était pas bavarde mais elle caressait, comme une mère son enfant, le pis de ses vaches, les appelait par leur petit nom et leur flattait le flanc pour les remercier. Pas sûr que l’exploitant agricole d’aujourd’hui, surendetté après avoir acheté son robot, surveillé comme le lait sur le feu par des brigades de contrôleurs et « surpressé » par la coopérative, soit plus heureux de sa vie.
L’exploitant a consulté son écran pour jauger ses vaches et a vu le cul fumant du camion citerne s’éloigner. Il n’a pas dit combien il vendait son lait, c’est l’usine qui lui fera (imposera) la surprise sans autre forme d’amabilité. (...)