
Au moment où se « négocient » les indépendances des colonies françaises d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest, la France met en place « un système de coopération » c’est-à-dire souligne le juriste Guy Feuer « un ensemble organisé et articulé d’éléments plus ou moins interdépendants (1) ». Le « traité de coopération et de défense » que la France signe formellement avec ses colonies est bâtit selon une architecture et un contenu unique. Il inclut l’ensemble des domaines de coopération (zone Franc, coopération commerciale et douanière, coopération culturelle, coopération militaire, etc.). Ce système s’impose en bloc pour l’ancienne colonie comme le souligne de manière paternaliste le premier ministre Michel Debré le 15 juillet 1960 s’adressant au futur président de l’État gabonais : « On donne l’indépendance à condition que l’État s’engage une fois indépendant à respecter les accords de coopération signés antérieurement : il y a deux systèmes qui entrent en vigueur en même temps : l’indépendance et les accords de coopération. L’un ne va pas sans l’autre (2). »
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La « coopération » est la continuation de la colonisation par d’autres moyens (4)
« L’impérialisme quand il se trouve en face de peuples militants des anciens territoires coloniaux d’Asie, d’Afrique, des Caraïbes et d’Amérique Latine, change de tactique. Sans hésitation, il se débarrasse de ses drapeaux et même de certains de ses représentants les plus haïs. Ceci veut dire, proclame-t-il, qu’il « donne » l’indépendance à ses anciens sujets, et que cette indépendance sera suivie d’une « aide » accordée à leur développement. Sous le couvert de phrases de ce genre, il met pourtant au point d’innombrables méthodes pour réaliser les objectifs qu’il atteignait naguère grâce au simple colonialisme. C’est l’ensemble de ces tentatives pour perpétuer le colonialisme sous couvert de « liberté » que l’on appelle néo-colonialisme (8). »
La coopération envisagée n’est donc que la poursuite de la dépendance sous de nouveaux atours. Les responsables politiques de l’époque ne s’en cache d’ailleurs pas à commencer par le premier ministre que nous avons cité plus haut et par le Général De Gaulle. (...)
Il suffit de jeter un regard sur un de ces accords (copie conforme des autres) pour saisir les mécanismes de cette dépendance maintenue sur les plans économiques, commercial et douanier. En voici quelques exemples :
L’accès aux minerais stratégiques : les accords signés entre la Centrafrique, le Congo, le Tchad et la France prévoit une annexe aux « matières premières et produits stratégiques » qui sont précisées comme suit : les hydrocarbures liquides ou gazeux, l’uranium, le thorium, le lithium, le béryllium, l’hélium. L’annexe énonce dans son article 4 (...)
L’accès aux marchés : les mêmes accords prévoient un accès privilégiés aux marchés africains pour la France (...) Les exportations de produits agricoles et miniers des pays africains sont réservées à la France et l’accès aux marchés africains est prioritairement accordé aux entreprises françaises. En outre l’article 13 du même accord prévoit l’exonération des droits de douane pour les parties contractantes. (...)
Le temps des sommets de la « famille franco-afrocaine »
Au moment où De Gaulle prépare activement la transition du colonialisme au néocolonialisme l’économie française comme celles des autres Etats industrialisés d’Europe est également en pleine transition vers une concentration et une monopolisation sans précédent. Le leader marocain Mehdi Ben Barka (futur organisateur de la Conférence de solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine de janvier 1966) y voit même, à côté de la lutte des peuples, une des causes de la décolonisation préparée et du néocolonialisme (...)
Autrement dit le néocolonialisme marque le passage définitif à l’économie monopolistique avec sa domination par de grands groupes industriels et financiers et ses multinationales. (...)
Si De Gaulle enclenche le processus de monopolisation, ses successeurs l’accélèrent.
La période est celle d’une contestation des accords franco-africains qui s’exprime « sous des formes diverses, et quelques fois violentes, en Mauritanie, au Congo, au Cameroun, au Niger, etc. (17). » Une rénovation s’impose. Elle sera l’occasion d’un véritable tournant de la coopération vers l’ultralibéralisme articulé aux politiques de soutien à l’émergence de grands groupes industriels et financiers français. (...)
Les conséquences sur la « coopération » avec l’Afrique sont énormes sur le plan de ladite « aide au développement : Il ne s’agit plus officiellement d’aider au développement mais d’aider des projets rentables ; il n’est plus question d’une aide essentiellement publique mais « d’associer les capitaux privés » ; le lien n’est plus pensé de manière bilatérale mais au contraire les pays africains sont incités à recourir à la banque mondiale et au FMI ; du soutien à des États inféodés, on passe à une incitation à la privatisation du secteur public ; le « soutien au développement » est abandonné au profit de « l’économie productive » ; etc. Bref le « libre-échange » avec son lot de privatisations, d’endettements, de développement inégal dans chacun des pays (entre un « secteur rentable » et des régions « inutiles »), de spoliation des terres au profit des grosses entreprises agro-exportatrices, etc., s’installe. Giscard d’Estaing symbolise cette transition vers une coopération visant une rentabilité à court terme. Le projet n’est plus seulement de maintenir une dépendance globale mais de maximiser le profit à court terme rappelle Daniel Bach (...)
Non seulement la dépendance antérieure n’a pas disparu mais elle s’est accrue au cours de cette ère de « libre-échange ». Le poids accru des multinationales françaises et européennes a approfondi la scission entre une Afrique « utile » vers laquelle se dirige « l’aide » et une Afrique « inutile » qui sombre dans l’implosion et la déstructuration sociale. (...)
La destruction des capacités d’intervention des États africains est porteuse d’un chaos qui ne gêne pas les affaires pourvu que les zones « utiles » soient protégées au besoin par l’armée française. Il faut avoir en tête ce processus de mise en dépendance néocoloniale puis son approfondissement dans la décennie 70 pour éclairer la question des migrations contemporaines. Il en est de même pour les multiples conflits et guerres qui secouent l’ancien empire colonial français.
Une telle aggravation de la situation n’est possible qu’avec un accompagnement politique. Ce rôle sera dévolu aux fameux sommets franco-africains (du premier à Paris en 1973 au dernier en 2017 à Bamako) qui ont été des espaces d’impositions des décisions et orientations de Paris et Bruxelles. Ces espaces sont également des lieux de gestion des insatisfactions, contestations et revendications inévitables du fait de la régression massive imposée. (...)
Certes les contestations africaines n’ont pas manqué mais globalement les décisions stratégiques de Paris s’imposent du fait de la dépendance économique, politique et militaire d’une part et du fait des menaces françaises d’autre part. (...)
Les sommets ne se contentent pas de ce rôle. Ils constituent également un contrepoids à l’OUA et une pression sur elle. Pour ce faire, ils ont été ouverts aux autres pays africains que ceux de l’ancien empire colonial français. (...)
De la Françafrique à l’Eurafrique
Le tournant giscardien en matière de coopération se réalise dans le contexte de construction de la communauté européenne et de la montée en puissance du FMI et de la Banque mondiale comme instrument des États-Unis. Le modèle gaulliste d’un face à face entre chaque pays et la France cède le pas au multilatéralisme. Paris compte gagner ainsi pour ses multinationales l’accès aux pays anglophones et lusophones en échange d’une fonction de gendarme pour l’ensemble des pays européens d’une part et plus largement encore pour l’ensemble des puissances occidentales. Bien sûr ce compromis n’est pas exempt de contradictions d’intérêts mais il forme la texture de la coopération avec l’Afrique de Giscard à aujourd’hui. « Le néocolonialisme certes a mis fin partiellement à la politique de « chasse-gardée » du colonialisme traditionnel […] Cette ouverture ne met pas en cause la prépondérance au moins relative de la France en matière d’investissements et de commerces extérieurs ; elle a pour contrepartie le « redéploiement » français dans des pays qui n’appartenaient pas à sa zone d’influence (25) » résume l’historien et géographe Jean Suret-Canale.
Le projet de constituer de grands groupes industriels et financiers de De Gaulle à Giscard s’inscrit dans la logique de la construction européenne. Dès sa gestation, avant même toute concrétisation, ce projet était en lien avec les colonies. Aimé Césaire dénoncait déjà en 1954 « l’Eurafrique » (...)
« Le colonialisme n’est point mort. Il excelle pour se survivre, à renouveler ses formes ; après les temps brutaux de la politique de domination, on a vu les temps plus hypocrites, mais non moins néfastes de la politique dite d’Association ou d’Union. Maintenant, nous assistons à la politique dite d’intégration, celle qui se donne pour but la constitution de l’Eurafrique. Mais de quelques masques que s’affuble le colonialisme, il reste nocif. Pour ne parler que de sa dernière trouvaille, l’Eurafrique, il est clair que ce serait la substitution au vieux colonialisme national d’un nouveau colonialisme plus virulent encore, un colonialisme international, dont le soldat allemand serait le gendarme vigilant (26). »
L’analyse de Césaire a un caractère visionnaire impressionnant car elle est datée d’avant le traité de Rome de 1957. La seule erreur est que le soldat n’est pas allemand mais français même s’il défend désormais également les intérêts des multinationales allemandes. (...)
le très europhile et très peu contestataire ministre de l’économie ivoirienne est contraint de le constater en ces termes en 1969 :
« L’aide globale dont ont bénéficié les dix-huit est inférieure à la perte subie par ces pays, par suite de la dégradation des cours mondiaux. D’autre part, l’essentiel de l’aide reçue est destinée au développement agricole et plus précisément à l’agriculture d’exportation. Ainsi tant que durera la détérioration des termes de l’échange (31), les économies africaines continueront à se perpétuer sur des bases contradictoires. D’un côté les économies bénéficient d’une aide, de l’autre elles sont pénalisées pour avoir tiré le fruit de cette aide (32). » (...)
Les accords de Cotonou prévoient la mise en place d’Accords de Partenariat Économique avec 6 régions du groupe ACP (les Caraïbes, l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique de l’Est, l’Afrique Australe, l’Afrique Centrale et le Pacifique). Au passage le découpage régional de l’Union Africaine est jeté à la poubelle au profit d’un autre décidé par les seuls européens. Progressivement on ne parlera plus que des APE et de moins en moins du dispositif de Cotonou dans lequel ils sont censés s’insérer. Ce constat signifie que les objectifs de libéralisation du commerce ont pris explicitement le pas sur ceux concernant le « développement » ou l’amélioration des conditions d’existence des populations.
Quant au contenu des APE, il s’agit tout simplement d’ouvrir entièrement le marché africain à terme en supprimant l’ensemble des droits de douane. Le petit producteur d’oignons local est ainsi mis en concurrence directe avec la multinationale exportant des oignons. « Les APE prévoient en effet la suppression des droits de douane sur trois quarts des exportations de l’Union, tandis que celle-ci continuera à importer d’Afrique de l’Ouest la totalité de ses produits qui sont déjà en franchise de droits. Un marché de dupes (41) » résume l’économiste Jacques Berthelot. Ce dernier caractérise ces accords comme un « baiser de la mort de l’Europe à l’Afrique ». Un autre économiste, Jean Christophe Defraigne, complète : « Il s’agit donc de créer plusieurs zones de libre-échange au sein du groupe ACP, ce qui devrait permettre aux multinationales européennes d’opérer plus efficacement au niveau régional (42). »
Les conséquences à terme de ces accords ultra-libéraux sont catastrophiques. L’ONG belge, « Centre National de Coopération au Développement (CNCD) », les évaluent comme suit :
« Une ouverture des économies entraînera une perte estimée entre 26 et 38% des recettes douanières à l’horizon 2022. Ouverture à sens unique, d’ailleurs : l’Afrique n’a rien, ou presque, à exporter, sinon des matières premières (agricoles, pétrolières, métallurgiques), dont elle dépossède ses propres générations futures pour un bénéfice quasi nul. L’inverse n’est pas vrai. Les investissements étrangers connaissent, en Afrique, un « retour sur investissement » record (40%), ce qui fait de la région « une manne féconde pour les prédateurs (43). »
Les futurs drames africains et les futures traversées meurtrières de la méditerranée qui en découleront inéluctablement sont en gestation dans ces accords ultralibéraux prétendant mettre en concurrence « libre et non faussée » des producteurs locaux et des multinationales.
Résistances africaines
Malgré leur dépendance étroite, la plupart des pays africains ont d’abord refusé le marché de dupe et ce d’autant plus qu’un mouvement militant s’organisait contre les APE. A échéance de la période transitoire des accords de Cotonou (2008), quasiment aucun pays africains n’avait signé les accords. Le sommet Europe-Afrique de Lisbonne de décembre 2007 voit même se constituer une fronde des Etats africains. Le sociologue Malgache Jean-Claude Rabeherifara résume comme suit les raisons de cette unité inédite depuis longtemps :
« La majorité des 53 États africains, à l’exception de quelques pays à revenus intermédiaires, ont en fait refusé de signer les APE car la conscience des pièges de pillage et de mise sous tutelle (« de recolonisation » disent certains analystes plus clairement !) qu’ils déploient est de plus en plus largement partagée dans les populations. Les États et gouvernements – fussent-ils des chantres du libéralisme – ne sont pas prêt de se mettre à dos des frondes populaires attendues, autrement dit à scier la branche sur laquelle ils sont assis (44). »
La riposte européenne ne tarda pas et pris une double forme. La première est celle de la menace à la baisse de l’aide au développement pour les pays refusant de signer les accords et le chantage à la réintroduction de droits de douanes pour leurs exportations vers l’Europe. La seconde fut celle de la division en ouvrant à des accords bilatéraux alors que les APE étaient censés être de dimension régionale. Les pressions européennes feront céder la plupart des États africains (...)
En 2016 c’est au tour de l’Afrique de l’Est de signer l’accord. Pressions, menaces, divisions, chantage à l’isolement et si nécessaire l’épée de Damoclès d’une intervention militaire, ont conduit à faire céder les États récalcitrants.
Heureusement la résistance est également portée par des mouvements populaires : le réseau « Third World Network Africa » et le congrès des Syndicats du Ghana ; la Plate-forme des organisations de la société civile de l’Afrique de l’Ouest sur l’accord de Cotonou (Poscao), le Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (Roppa), la Coalition nationale « Non aux APE » et la plate-forme « France Dégage » pour l’Afrique de l’Ouest ; le Forum des Petits Exploitants Agricoles au Kenya ; etc.(...)
Ces mouvements sont encore largement insuffisants pour faire basculer le rapport des forces. Cependant l’audience de ces luttes ne peut que grandir au fur et à mesure que les APE déploieront leurs effets désastreux. Les progressistes d’Europe sont aussi interpellés par la situation crée par la violence économique des APE. Le rapport des forces dépend aussi de leur capacité à se mobiliser en soutien aux luttes que développeront inéluctablement les peuples africains.