Il est humain de consommer. Il tombe sous le sens que nous avons besoin pour survivre de nourriture, de vêtements et d’un toit. Mais au-delà, même les personnes les plus pauvres ont besoin de consommer quelque chose en sus de ce qui assurerait leur survie, un petit objet de confort ou de plaisir, de distinction ou de décoration, qui indique leur statut ou signifie leur salut. Riches ou pauvres, nous sommes tous des consommateurs.
(...) Mais, si la consommation est universelle et aussi vieille que l’humanité, à quel moment peut-on dire que le consommateur moderne fait son apparition dans l’histoire ?
Cette question est mal posée, seraient tentés de dire la plupart des économistes. Le consommateur moderne, diraient-ils, est tout simplement apparu en même temps que la production moderne. Lorsque la technologie, les institutions, le commerce et l’empire ont convergé pour enclencher la révolution industrielle, le nouveau monde des marchandises a accouché du consommateur. La loi de Say, selon laquelle l’offre crée sa propre demande, ne dit sans doute pas le dernier mot sur le sujet, mais elle traduit bien le penchant naturel des économistes lorsqu’ils veulent expliquer le comportement des consommateurs. (...)
Je défends quant à moi l’idée que la transition essentielle vers la consommation moderne est survenue lorsque l’on a cessé de considérer que le désir universel pour le confort (ou la moindre peine) et le plaisir (ou la stimulation) était nécessairement un danger pour la morale individuelle, pour l’intégrité de l’État ou de la société. Tant les traditions anciennes que la tradition chrétienne considéraient la poursuite du « luxe » comme l’ennemi de la vertu. Non seulement une telle quête était presque toujours entachée d’un hédonisme coupable, mais encore ses conséquences néfastes pour la morale individuelle n’étaient pas compensées par un quelconque bénéfice économique pour la collectivité, puisque la consommation de produits de luxe prenait typiquement la forme de services domestiques ou de coûteuses importations exotiques. La quête du confort et du plaisir hédoniste apparaissait en outre d’autant plus vaine que, pour la plupart des gens, il existe un point de satiété au-delà duquel le confort finit par ennuyer et où l’on ne ressent plus de plaisir physique additionnel.
La consommation moderne implique cependant une réorientation de notre quête de confort et de plaisir. (...)
Au lieu du plaisir physique, nous consacrons notre énergie au plaisir mental qui dérive, bien que de manière évanescente, de la mode, de la nouveauté et de l’action même de rechercher de nouvelles sources de stimulation. Ce type de consommation est insatiable, la quête dont il est l’objet, infinie. Peuvent s’y engager autant les riches que les pauvres, car il existe des objets de désir accessibles à tous les porte-monnaie.
Le consommateur moderne n’est évidemment pas apparu du jour au lendemain. Il est le produit d’un processus historique qui s’est déroulé pendant le long XVIIIe siècle dans le monde atlantique (l’Europe du Nord et les colonies d’Amérique du Nord). Point essentiel, les nouvelles pratiques de consommation ne sont pas le pur produit de la révolution industrielle. Bien au contraire, elles ont précédé d’un siècle l’essor des usines et de la machine à vapeur.
Leur émergence s’explique fondamentalement par une évolution graduelle de l’économie familiale. Ces pratiques ont vu le jour lorsque les familles nord-européennes ont modifié la répartition des rôles en leur sein, mis les femmes et les enfants au travail, afin d’accéder à de nouveaux biens de consommation, apparus avec l’essor du commerce et le développement des marchés. Cet effort des familles pour acquérir de nouveaux produits a donné lieu à une véritable « révolution industrieuse ». (...)