
Dans « La Société des égaux », le philosophe Pierre Rosanvallon pointe les risques de décomposition sociale engendrés par la montée des inégalités
Y a-t-il un risque de décomposition de la société ?
Ce risque est réel. Il peut prendre la forme d’une explosion ou d’une implosion. Les explosions, on les voit déjà avec les mouvements des « indignés » ou les émeutes qui viennent de secouer la Grande-Bretagne. L’implosion, c’est le repli sur soi, le ghetto, ou le développement de quartiers totalement fermés, où les riches se sentent à l’abri. (...)
En Europe, deux exemples parmi d’autres me semblent préoccupants. En Hongrie, on voit un gouvernement appuyé par l’extrême droite mener une politique nationaliste et s’en prendre aux libertés publiques. En Scandinavie, dont la plupart des États étaient des modèles de démocratie, des courants populistes de plus en plus puissants commencent à faire régner une atmosphère de xénophobie. (...)
Tout a changé dans les années 80 avec l’irruption de l’informatique et l’émergence de nouveaux acteurs qui conquièrent en peu de temps une place de premier rang, puisqu’une grande partie des plus grandes capitalisations de la Bourse américaine n’existaient pas il y a trente ans. La prolifération de la finance est allée de pair avec cette évolution accélérée.
Mais ces phénomènes économiques n’auraient pas eu de telles conséquences sociales si, dans le même temps, la peur de la révolution n’avait pas disparu chez nos classes dominantes.
Il faut en effet se souvenir que le développement de l’État providence a dû beaucoup à la hantise d’une contagion communiste. Avec la chute du mur de Berlin, cette menace a disparu. (...)
Il y a une demande de singularisation, que le capitalisme manipule d’ailleurs très habilement. Ce phénomène va de pair avec une certaine forme d’idéologie du mérite, qui n’est pas sans trouver un écho dans la société. Le niveau de rémunération des PDG suscite un assez large rejet. Mais il n’en va pas forcément de même vis-à-vis des acteurs ou des chanteurs de rap. L’idée que le meilleur ou le présumé tel mérite de rafler la mise est assez répandue. (...)
Ne soyons pas trop pessimistes. Au XIXe siècle, la révolution industrielle avait eu des effets dévastateurs sur le lien social. Mais elle avait débouché par contrecoup sur le mouvement ouvrier, le socialisme, qui avaient constitué ses antidotes. (...)
Je pense qu’il n’y a plus beaucoup de temps à perdre si l’on veut éviter une dérive à l’américaine. Le sursaut doit déboucher sur une politique de la réciprocité, qui passe notamment par des mesures fiscales, ainsi que par un meilleur partage de l’espace. Faute de ce sursaut, notre société risquerait de devenir de moins en moins vivable, et pas seulement pour les pauvres.