
En mai dernier, pour présenter le numéro « Ch’val de course » de sa revue, Jef Klak a invité des livreurs à vélo en lutte, membres du Collectif de livreurs autonomes de Paris (Clap) à la librairie Le Rideau rouge, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Travail « ubérisé », loi-Travail, subordination numérique… Autant de manières de retourner selon eux au travail à la tâche du XIXe siècle. Mais l’occasion aussi de renouer avec des formes de lutte collectives et efficaces.
Le numéro de la revue Jef Klak en cours, « Ch’val de course », porte sur la question du jeu et du risque. Quand on a commencé à réfléchir au sujet, il y a un an, on a assez vite pensé à un copain livreur à vélo, qui nous avait raconté comment il avait été admis dans une entreprise de livraison et quelles y étaient ses conditions de travail. Du fait des dangers du métier, le statut de livreur est le plus fragilisant qui soit. Il n’y a aucune protection sociale, puisque le travailleur évolue sous le statut de micro-entrepreneur : il doit créer sa petite boîte et assumer tous les risques. Concrètement, ça signifie que s’il se casse la jambe en grillant un feu rouge pour livrer dans les temps, la boîte ne le payera pas avant qu’il se retrouve d’aplomb.
Un an après l’écriture de ce texte, est né un collectif nommé Clap, issu en partie du mouvement contre la loi Travail de 2016. L’arrivée au pouvoir de Macron incarne cette économie qui promeut l’auto-entreprise et l’idée de capital humain – chacun devant développer son propre capital. (...)
"Quand j’ai commencé comme livreur, il y a un bail déjà, j’ai vite pris conscience qu’il y avait une escroquerie dans cette précarisation des livreurs à vélo, qu’on appelle « ubérisation ». Le métier comporte certes une dimension ludique, mais elle paraît bien anecdotique en regard des risques encourus. C’est abject de payer des jeunes à faire du vélo à la course, au rendement, en les poussant à prendre des risques. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai consulté des juristes en leur demandant si je ne devrais pas être protégé dans mon travail. Ils me l’ont confirmé, en faisant remarquer que j’étais salarié sans l’être : lorsqu’un lien de subordination de l’employé à l’employeur est avéré, cela requalifie la prestation en salariat. Les plateformes, quant à elles, font tout pour nous faire croire que nous sommes leurs associés.
J’ai alors commencé à militer. Tout seul, au départ. Des collectifs nationaux sont ensuite nés un peu partout, faisant écho à des luttes menées dans toute l’Europe. Les médias, quant à eux, se sont mis à traiter le sujet au moment de la chute de Take Eat Easy 2, mettant en lumière l’ubérisation de la société."
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Jérôme : Avant le Clap, il existait un collectif nommé Coursiers, qui comptait près de 1 500 membres fin 2016. Quand Take Eat Easy a baissé le rideau, les plateformes de livraison ont pris conscience de la capacité de nuisance de ce collectif. Foodora a alors chargé certains de ses « livreurs d’élite », qu’elle appelle militairement « capitaines », de troller le groupe Facebook de Coursiers. Ils devaient nous saper le moral, en mode « les capitaines sont là et vous surveillent ».
Le capitaine, c’est le représentant de la plateforme parmi les livreurs. Un leader supposé, même si lui aussi est micro-entrepreneur. À l’origine, son rôle était de faire remonter les doléances des livreurs, ce qui n’a jamais été le cas. En revanche, quatre d’entre eux ont suffit pour torpiller le groupe Facebook, à tel point que nous avons dû en créer un autre. Ce qui illustre les limites du militantisme numérique. Et la nécessité d’aller sur le terrain, au contact des livreurs. C’est d’ailleurs pour cette raison que je me suis rapproché de la CGT, qui m’a donné les moyens de mener un tour de France de la livraison cycliste. Le Clap est en partie issu de cette expérience ; il est né sur le terrain autant que sur le net. (...)
Au mois de juillet 2016, la CGT a ouvert ses statuts aux travailleurs des plateformes numériques – jusqu’alors, le syndicat était réservé aux salariés. La CFDT a ensuite modifié ses statuts dans le même sens. (...)
Les syndicats traditionnels sentent bien que ce que nous vivons en tant que micro-entrepreneurs rappelle les débuts de leur histoire. Le travail moderne, c’est un retour au tâcheronnage du XIXe siècle, et à tout ce qui en avait découlé – la contestation, les luttes, les morts. (...)
L’outil numérique nous a été imposé comme outil de travail, et nous essayons de le retourner en arme. Comme à Marseille en mars dernier, face à Deliveroo : une quinzaine de livreurs ont décidé de réagir à une baisse marquée de la tarification de la livraison. Ils ont bloqué quatre restos marseillais, empêchant les autres livreurs de prendre livraison des commandes. Deliveroo a dû gérer le mécontentement des clients, puis les rembourser. Elle a aussi dû rembourser les restaurateurs, qui avaient préparé les repas. Un beau bordel ! (...)
le mouvement a pris : les livreurs débarquant devant les piquets se mettaient en grève à leur tour. Ça n’a évidemment pas plu à la plateforme, qui a « débranché » les contestataires dès le premier soir. Sans avoir les moyens de ses ambitions : les livreurs désactivés faisaient partie de ceux qui travaillaient le plus, si bien qu’elle a annulé leur déconnexion dès le lendemain. Le mouvement a continué, et Deliveroo a finalement craqué.
Ce type de protestation se généralise, avec des grèves en Angleterre, des manifs en Allemagne, des blocages en Italie… À chaque fois, une soirée suffit à mettre une pagaille monstre. C’est révélateur de la fragilité de cette économie : quinze livreurs bloquent quatre restos, et boum ! l’appli est dans les choux. (...)
Quand ils commencent, certains livreurs font 60 ou 70 heures par semaine et finissent le mois à 5 000€. Ça leur paraît génial, surtout s’ils n’ont pas bossé depuis longtemps. Mais ça ne dure pas, parce que la fatigue s’installe, et que les risques commencent à peser. (...)
Tout comme dans les métiers de l’édition, correcteur ou graphiste par exemple, le livreur est censé travailler à peu près quand il veut, aménager ses horaires, ne bosser que certains jours. Les plateformes ont bien intégré le refus de la subordination à l’usine, aux horaires fixes du salariat. Et elles tentent de nous faire croire à l’illusion d’un job à la cool où chacun peut se croire autonome. Sauf qu’au bout d’un moment, tu te rends compte que si tu veux gagner un peu d’argent, il va falloir bosser comme un dingue. Et parfois pire qu’en usine… (...)
Lors d’une manif à Paris en mai, les livreurs ont défilé derrière la banderole « La rue est notre usine ». C’est exactement ça. Nous sommes des ouvriers, selon l’Insee. Et nous passons notre temps de travail dans la rue. À la différence de l’usine, nous n’avons pas un lieu précis de travail, où nous croiser et donc nous organiser. Mais il existe des lieux de rassemblement, définis par les plateformes : les épicentres des points de connexion. Autrement dit, les endroits où les livreurs se connectent à l’appli pour prendre connaissance de la prochaine commande.
La première contestation chez Take Eat Easy est née ainsi. L’épicentre des restaurants partenaires se trouvait alors place de la République. On s’y retrouvait parfois à une quinzaine – un jour, on a même compté vingt-sept livreurs ! On en profitait pour discuter, pour se plaindre du fait qu’on gagnait moins. Et nous avons commencé à nous organiser.
Avec ces métiers, le ver est en partie dans le fruit. Le fait qu’on soit mobiles et qu’on puisse se rassembler dans la rue permet de créer du lien. Les plateformes essaient d’exploser le salariat en atomisant les travailleurs. Mais un côté social resurgit toujours chez ceux qui font le même métier, surtout s’il est risqué. Il existe un vrai esprit de corps chez les livreurs. (...)
Nous sommes des travailleurs en lutte parmi les travailleurs en lutte. Et bien sûr que le travail dissimulé a toujours existé, au-delà de ce phénomène d’ubérisation. Par exemple dans le BTP, où c’est encore cent fois pire et dangereux. On a donc une solidarité de classe à nouer avec les autres travailleurs. Ce rapport de forces, on va essayer de l’exploiter au maximum. Et au quotidien, on va se battre pour revaloriser nos salaires.