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Mediapart
La Banque centrale européenne ouvre la voie à la récession
Article mis en ligne le 10 septembre 2022
dernière modification le 9 septembre 2022

En décidant de relever ses taux dans un contexte historique de tensions, l’institution monétaire de l’Union européenne envoie un message sans ambiguïté : au nom de la lutte contre l’inflation, elle assume la perspective d’une récession.

Cela paraît inéluctable : l’Europe va entrer en récession dans les mois qui viennent. L’explosion des prix de l’énergie provoquée par la guerre en Ukraine, l’inflation qui galope dans toute la zone euro, les entreprises qui commencent à rencontrer des difficultés, la consommation qui baisse lorsque les revenus des ménages reculent… l’engrenage des mauvaises nouvelles est enclenché. (...)

« Il n’y a pratiquement aucun moyen d’échapper à une récession en Europe mais elle doit être ni profonde ni prolongée », résume un des chroniqueurs du Financial Times.

La décision de la Banque centrale européenne (BCE), annoncée ce 8 septembre, de poursuivre sa politique de resserrement monétaire adoptée fin juillet et d’augmenter ses taux directeurs de 0, 75 % vient ajouter un facteur négatif supplémentaire. Sa décision était annoncée et attendue par le monde financier. Et l’institution monétaire aurait déçu si elle s’était montrée un peu moins ferme.

Pourtant, à peine arrêté, ce choix inquiète déjà certains. La BCE n’a-t-elle pas frappé trop vite, trop fort, au risque d’accélérer la dégradation économique de la zone euro ? En dehors du précédent de 1999, l’institution monétaire n’a jamais décidé un relèvement aussi fort de ses taux directeurs.

Même si la hausse des taux semble spectaculaire, elle s’inscrit dans un contexte si inflationniste que les taux réels sont appelés à rester négatifs encore longtemps. Mais plus que la hausse elle-même, c’est aussi le message que les membres de la Banque centrale envoient qui retient l’attention.

Même si la BCE préfère ne parler que ralentissement (elle prévoit une croissance de 0, 9 % en 2023) , elle indique, en acceptant de relever ses taux dans un contexte de tensions économiques historiques que, contrairement à d’autres moments, elle s’est résolue à accepter la perspective d’une récession et surtout de ne rien faire pour tenter de l’endiguer.

La lutte contre l’inflation est désormais son objectif prioritaire. (...)

« La BCE ne peut pas ne rien faire », constate Laurence Scialom, professeure d’économie à l’université Paris-Nanterre. Alors que maintenir l’inflation autour de 2 % est l’objectif affiché des règles monétaires européennes, les prix ont augmenté de 9, 1 % en moyenne dans la zone euro en août. Mais cette moyenne cache une hétérogénéité encore plus alarmante.

Dans les pays baltes, la hausse des prix est supérieure à 20 % tandis qu’elle n’est que de 6,5 % en France, en raison du bouclier tarifaire sur l’électricité et le gaz notamment. Elle pourrait dépasser les 10 % en moyenne dans la zone euro dans les prochains mois. Et dans ses prévisions – mais en ce domaine, la Banque centrale s’est beaucoup et souvent trompée –, l’institution monétaire s’attend à un maintien de hausse des prix autour de 5,5 % en 2023.

Pour ne rien arranger, l’euro ne cesse de se déprécier face au dollar. (...)

Cette chute amène à une augmentation des coûts des importations, et en particulier des importations d’énergie et des matières premières, qui se négocient en dollars. Ce qui alimente un peu plus l’inflation. Afin d’endiguer cette chute de l’euro, la BCE n’a d’autre choix que d’augmenter ses taux directeurs, seule arme monétaire susceptible d’attirer des capitaux. (...)

Pourquoi les membres de la BCE, parfaitement conscients des risques éventuels, optent-ils malgré tout pour une politique dure ? « Il y a un certain mimétisme chez les banquiers centraux », ne peut s’empêcher de relever François Geerolf, professeur associé à Sciences Po, frappé par l’unanimisme de leurs discours lors de leur réunion d’août à Jackson Hole, lieu de rencontre traditionnel des banquiers centraux.

C’était à qui tiendrait le discours le plus dur. Pour tous, l’inflation devait être combattue coûte que coûte, quel qu’en soit le prix. Il en allait de la stabilité financière. Il en allait surtout de leur crédibilité. (...)

Mis sur un piédestal depuis plusieurs décennies, les banquiers centraux se retrouvent depuis plus d’un an sous le feu des critiques. (...)

Difficile dans ce consensus, de tenir des propos divergents et encore plus une politique différente, bien que le découplage économique entre les États-Unis et l’Europe devienne de plus en plus marqué.

En décidant tout de même de l’utiliser, la BCE cherche en quelque sorte à agir par anticipation, à prévenir toute anticipation inflationniste. « Il faut éviter de répéter les erreurs des chocs pétroliers des années 70 », insistent des économistes orthodoxes en vue comme Larry Summers ou Olivier Blanchard. Quitte à assumer un chômage élevé. (...)

Entretemps, il y a eu la mondialisation des échanges et des productions, la financiarisation des économies, le changement des modes de consommation, et surtout la réduction drastique du pouvoir de négociation des salariés.

Cette baisse du pouvoir du salariat est évidente aujourd’hui. À quelques exceptions près comme la Belgique, il n’y a plus ou quasiment d’indexation automatique des salaires. Et les revendications salariales, en dehors de la Grande-Bretagne, restent pour l’instant des plus limitées. Les ménages prennent de plein fouet le choc inflationniste. La chute des revenus est spectaculaire, notamment en Autriche, au Portugal et en France. La fameuse courbe de Phillips, censée démontrer l’engrenage fatal entre les prix et les salaires, se révèle une fois de plus erronée.
En toute indépendance

Dans les annales de l’histoire monétaire et financière, la décision de la BCE constitue un fait sans précédent : pour la première fois, une Banque centrale ne vient pas en soutien de son gouvernement engagé dans un conflit. Car même si les pays européens répugnent à employer le mot, c’est bien une économie de guerre, avec une inflation galopante, des menaces de pénurie et de rationnement, que connaît toute l’Europe, toute la zone euro.

En ne tenant compte que de son propre agenda de lutte contre l’inflation, en relevant ses taux dans un contexte de tensions sans précédent, la BCE assume de priver les États membres de marges de manœuvre financières dont ils pourraient avoir besoin pour soutenir leur économie, leur population. (...)

La fragmentation de la zone euro pourrait encore s’en trouver accélérée. « Une crise des dettes souveraines mais aussi des dettes privées n’est pas à exclure. Je crains que les marchés financiers ne viennent tester à nouveau la solidité de la zone euro », dit Laurence Scialom.

La BCE n’est-elle pas en train de faire la même erreur qu’en 2011, lorsque son président d’alors, Jean-Claude Trichet, décida de relever en urgence les taux pour normaliser la situation après la crise financière de 2008, ce qui précipita la zone euro dans la crise, s’interrogent certains observateurs ? D’autres anticipent que la banque centrale sera vite contrainte d’abandonner sa politique de durcissement monétaire, sous peine de voir la zone euro se fracasser à nouveau.