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Observatoire des Inégalités
La France invisible des serviteurs
Le point de vue de Denis Maillard. Extrait de Slate.fr.
Article mis en ligne le 7 mai 2017
dernière modification le 4 mai 2017

La transformation de la France en une société de services a redistribué les rôles sociaux entre ceux dont le travail se fait dans la lumière et une classe de serviteurs, dont le travail est invisible.

Sommes-nous en train de vivre un affrontement entre la France du back office [1] contre celle du front office [2], observées par celle du… post office c’est-à-dire les retraités ? Le clivage fondé sur l’expérience vécue du travail est en effet primordial pour comprendre comment se structure la vision qu’ont les citoyens de leur place dans la société, leurs aspirations sociales et, partant, le choix du candidat qui les représentera le mieux. Cette distinction, davantage fondée sur les représentations du travail que sur des données, complète les oppositions en termes d’inclusion ou d’exclusion, de niveau de diplôme, d’intégration à la mondialisation, de dispersion géographique ou de sédentarisation. Elle renouvelle l’analyse en termes de classes sociales en réinstallant le travail au centre de la compréhension politique.

En une quarantaine d’années, l’individualisation, la globalisation puis la numérisation ont largement transformé la France en une société « orientée client ». Le client n’est pas seulement roi, il impose son empire à la France. Et cette mutation silencieuse n’est pas sans conséquence sur la redistribution des rôles sociaux et la manière de vivre son travail, selon que l’on se sente appartenir au back office de la société de service ou à son front office ; selon que l’on se tienne dans l’invisibilité du travail contraint au service des autres ou dans la lumière du travail visible et reconnu comme tel. (...)

La France du back office

Livreurs de 5 heures du matin dans les grandes villes ou magasiniers qui mettent en rayon ou « en ligne » des milliers de produits ; ouvriers du bâtiment ou supplétifs de la restauration ; manutentionnaires d’abattoirs ou soutiers de la distribution qui préparent et conditionnent tout ce que nous achèterons sur le pouce durant la journée, aides-soignantes, infirmières, policiers ou fantômes qui, tôt le matin ou tard le soir, passent l’aspirateur dans les bureaux, vident les corbeilles à papier et nettoient les toilettes… Tous ces citoyens en back office vivent leur travail de manière contrainte. Souvent moins diplômés, ils ont pour la plupart d’entre eux le sentiment d’être invisibles et, en même temps, d’être ceux qui font « tenir » la société, qui font qu’elle se poursuit malgré tout. Ils savent le besoin qu’on a d’eux et le peu de reconnaissance qu’ils en obtiennent.

Le front office, au contraire, vit le travail sous l’angle de l’épanouissement et de la libération. Vivre de sa passion est son leitmotiv au point qu’il en oublie qu’il s’agit avant tout de travail. (...)

Ici, l’épuisement professionnel et le stress sont surtout la rançon d’une tension entre la pression du marché, l’obsolescence d’une organisation du travail héritée de l’ère industrielle et l’aspiration à l’épanouissement propre aux individus contemporains.

Par ailleurs, la transition numérique et son lot de créations ou de transformations d’entreprises génèrent un ensemble de métiers qui accompagnent le développement de cette économie : graphistes, spécialistes du marketing, développeurs, consultants, etc. On a pu penser un temps que l’attirance pour les métiers du spectacle, de l’information ou de la communication était une manière pour les enfants de la bourgeoisie d’affaires ou intellectuelle d’échapper au salariat ; elle manifeste plutôt, là encore, le souci d’échapper au back office afin de retrouver la possibilité de vivre son travail dans des lieux et des temps que personne ne vous ordonne. Échapper à la contrainte de l’ici et du maintenant qu’impose le travail classique est d’ailleurs le marqueur de la différence entre les privilégiés du front office et ceux qui subissent le back office.

Deux France modernes séparées par l’expérience du travail (...)

l’une travaille secrètement à l’épanouissement de l’autre : la France du ressentiment contre celle de l’assentiment à la société de service. Question : recouvrent-elles une opposition que l’on pourrait retrouver en politique ? Rien n’est moins sûr. Pour le comprendre, une autre variable essentielle doit être prise en compte : le degré d’autonomie dont chacun dispose pour faire son travail. (...)

Le retour de la société des serviteurs

La société de services, notamment grâce à l’explosion numérique, signe le retour d’une société de serviteurs comme on pouvait la connaître avant 1914. Une nouvelle domesticité tempérée par des mécanismes de sécurité sociale ou d’assurance chômage qui permettent aux privilégiés de ne pas se sentir comptables des contraintes qu’ils font peser sur leurs « serviteurs » et entretiennent paradoxalement ce travail servile dans une véritable invisibilité.

Si l’on fait l’hypothèse que le choix politique fluctue selon l’expérience concrète du travail, pondérée par le degré d’autonomie des travailleurs et le regard subjectif qu’ils portent sur leur situation, alors on comprend mieux certaines évolutions du vote. (...)

Avec l’entrée dans la société de services, la vision que l’on avait des enseignants a totalement changé. Alors qu’il s’agissait d’une profession de prestige, de front office pourrait-on dire (ce qui reste vrai pour les universitaires), le triomphe du client a tout bouleversé : il ne s’agit plus pour eux, avant tout, de transmettre un savoir mais de donner accès à un diplôme. S’insère alors ici la notion redoutable de « satisfaction client » qui prend la figure du parent d’élève ; cet être paradoxal mêlant dans la même personne un cœur attendri et un actionnaire soucieux de la performance de son « investissement ».

Et il n’y a pas que les enseignants à passer ainsi en quelques décennies du front office au back office et à contempler la réduction de leur autonomie que ne compensent pas la liberté pédagogique ou la sécurité de l’emploi. Il faut insister ici sur la grande misère des services publics et des entreprises à vocation publique comme Pôle emploi ou la Poste. Des salariés rejetés, sans qu’on leur en explique le sens, du prestige du statut à la merci du service ; des rejetons du front office que le manque d’autonomie ou la précarité libre et diplômée ne satisfont pas.

Reste enfin les retraités, le post-office, qui observent ces transformations et pour une part en tirent profit. Ce qu’on appelle la « silver » économie est une adaptation de la société de service à cette catégorie de population et ses besoins spécifiques, notamment en termes de soins. Mais qui induit, tout autant que l’économie productive, un back office rebaptisé services de proximité ou services à la personne. Au niveau politique, l’enjeu des retraités est relativement simple : qui garantira le maintien de leur mode de vie ? (...)