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Le Monde
"La Nature humaine, une illusion occidentale", de Marshall Sahlins : contre le mythe de l’égoïsme
LA NATURE HUMAINE, UNE ILLUSION OCCIDENTALE (THE WESTERN ILLUSION OF HUMAN NATURE). Réflexions sur l’histoire des concepts de hiérarchie et d’égalité, sur la sublimation de l’anarchie en Occident, et essais de comparaison avec d’autres conceptions de la condition humaine de Marshall Sahlins. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Renaut. Ed. de l’Eclat, "Terra Cognita", 112 p.,
Article mis en ligne le 11 avril 2021

L’anthropologue américain réfute le dualisme occidental entre nature et culture.

Le propre de la civilisation occidentale, selon Sahlins, est d’être "hantée par le spectre de notre propre nature". Célèbre pour avoir réfuté le postulat, central pour la science économique, de la rareté des richesses qui aurait dominé dans les sociétés précapitalistes, Sahlins s’en prend ici, en dix courtes leçons, à ce qu’il considère comme un autre "mythe originel" de la culture occidentale et de la "pensée capitaliste" : celui de l’égoïsme "naturel" de l’homme. Cette conception a déterminé nos cosmogonies, nos représentations du corps et avant tout notre pensée politique.

Depuis la chronique de Thucydide, par exemple, la guerre civile de tous contre tous est en effet le cauchemar fondateur de l’ordre politique occidental, que celui-ci soit ensuite conçu comme hiérarchique ou égalitaire, monarchique ou républicain. La philosophie de Hobbes, selon laquelle, à l’état de nature, "l’homme est un loup pour l’homme", a déployé ce même dualisme qui oppose notre nature vile aux vertus civilisatrices de la société, de la culture ou de l’Etat. La pensée politique chrétienne médiévale a nourri, elle aussi, une telle construction, l’idée d’un péché originel justifiant la monarchie médiévale. En d’autres époques, l’hypothèse d’un "égoïsme présocial" de l’homme a pu justifier une organisation politique de l’équilibre des conflits d’intérêts, comme chez Machiavel et les auteurs de la Constitution américaine.

"UNE FORME DE FOLIE"

Sahlins offre ainsi un panorama impressionnant des pensées sociales et politiques occidentales qui, de Smith à Durkheim ou à Freud, sont tributaires de ce dualisme fondamental entre nature et culture auquel est associé une anthropologie pessimiste. L’hypothèse rousseauiste inverse d’une nature humaine essentiellement bonne ne modifie pas plus une tradition culturelle qui oppose toujours, jusque dans la critique écologique contemporaine, "vérité de la nature et fausseté de la culture".

Le pôle dominant des sciences sociales contemporaines, en économie ou en psychologie surtout, a renversé encore autrement cette tradition en attribuant, à rebours de Hobbes, un signe positif à l’égoïsme primordial supposé de l’homme. Il a réclamé ensuite moins de gouvernement et généralement érigé la "loi du plus fort comme vérité naturelle".

Mais dans la plupart des cultures non occidentales, le comportement égoïste est au contraire "considéré comme une forme de folie ou d’ensorcellement, comme un motif d’ostracisme, de mise à mort". La "sociabilité" prime, car "la relation à l’autre définit intrinsèquement l’existence de chacun", y compris entre les humains et les non-humains comme les animaux. Les matériaux ethnographiques mobilisés par Sahlins montrent aussi qu’au regard de ces civilisations, il faut renverser l’essentiel de la pensée occidentale : "Le biologique est un déterminant déterminé, car la culture est la nature humaine."

Outre quelques anthropologues contemporains comme Philippe Descola, les seuls rescapés indigènes de "l’illusion occidentale" et de son "mépris" de l’homme s’appellent Adam Ferguson, Montesquieu ou Karl Marx.

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