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La fait-diversion de l’actualité
Article mis en ligne le 18 novembre 2018
dernière modification le 15 novembre 2018

Avec l’autorisation de sa maison d’édition Agone, que nous remercions, nous reproduisons ci-dessous un sous-chapitre du livre de Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France, paru en septembre 2018. Ce chapitre [1], dédié à la « fait-diversion » de l’actualité, figure parmi bien d’autres extraits abordant la question des médias : l’apparition des intellectuels médiatiques réactionnaires dans les années 1980, le retour en force des faits divers à la télévision au cours de la même décennie, la transformation de la politique comme un spectacle médiatique, le rôle des médias dans l’apparition du « phénomène Jean-Marie Le Pen », l’impact du traitement médiatique actuel des faits divers liés à l’insécurité et à l’immigration sur la démocratie française, etc. (Acrimed)

L’une des conséquences majeures de la scolarisation généralisée fut d’immerger les classes populaires dans l’univers de la communication écrite, jusque-là réservée aux classes privilégiées. Ce phénomène se traduisit dans la vie quotidienne par l’augmentation faramineuse du trafic postal. Les Français écrivaient en moyenne quarante lettres par personne et par an en 1914, contre cinq en 1860.

Mais la conséquence majeure fut la naissance de ce que Marc Angenot a appelé la « révolution du journal ». Celle-ci avait commencé avant l’avènement de la IIIe République puisque cent quarante journaux avaient été créés dans les dernières années du Second Empire. Néanmoins la loi du 27 juillet 1881 sur la liberté de la presse fut un véritable tournant. Des années 1880 jusqu’aux années 1910, le nombre des exemplaires de journaux vendus chaque jour passa d’un million et demi à dix millions, pour une population de vingt millions d’adultes. En 1914, il existait 80 quotidiens rien qu’à Paris et 242 en province. (...)

Les progrès de l’instruction jouèrent un rôle capital dans l’élargissement considérable du marché de la presse. Pour capter le public populaire qui avait appris à lire et à écrire dans les écoles de Jules Ferry, les grands journaux durent se soumettre aux lois du marché en devenant des sociétés par actions. Il fallait en effet trouver des capitaux pour acquérir de nouvelles machines, comme la linotype qui permettait une fabrication complètement industrialisée, capable de composer six mille signes d’imprimerie par heure. (...)

En quelques décennies, quatre grands quotidiens s’imposèrent en France, parvenant à drainer, à eux seuls, la moitié de tous les lecteurs du pays. Cette domination renforça encore un peu plus l’hégémonie de Paris puisque plus des trois quarts des exemplaires imprimés chaque jour par les principaux titres parisiens étaient diffusés en province grâce aux dizaines de milliers de points de vente disséminés sur tout le territoire. Il faut néanmoins préciser que la liberté de la presse eut aussi pour effet de multiplier le nombre des petits journaux. (...)

Les grands quotidiens parisiens jouèrent un rôle majeur dans l’enracinement du régime républicain, qu’ils soutenaient fermement parce qu’ils avaient tous grandement bénéficié de sa législation libérale. Bien qu’ils aient tenu à se présenter comme neutres, pour ne pas s’aliéner une partie de leurs lecteurs-électeurs, ces journaux de masse entretenaient des liens étroits avec le pouvoir. (...)

Ces grands quotidiens occupaient le pôle dominant dans le champ journalistique. Ils jouèrent un rôle essentiel dans le processus qui aboutit à hiérarchiser les informations, à distinguer ce qui était « important » et « secondaire », ce qu’il fallait retenir pour nourrir « l’actualité » du jour et ce qu’il fallait laisser dans l’ombre. Les journaux militants représentaient le pôle dominé car le nombre de leurs lecteurs était beaucoup plus réduit. Néanmoins, comme nous le verrons, dans certaines circonstances, ils pouvaient influer sur la définition de l’actualité en imposant leur propre agenda.

La naissance de la presse de masse fut aussi un moment fondamental pour la professionnalisation du métier de ceux qu’on n’appelait plus désormais des « publicistes » mais des « journalistes ». (...)

les journaux de masse accordèrent une grande place aux événements politiques. C’est à cette époque que le journalisme d’opinion céda la place au journalisme d’information. Les progrès de la science ayant conforté les républicains dans leurs croyances positivistes, le culte du fait vrai s’imposa dans les salles de rédaction. L’enquête et le recoupement des sources devinrent des normes fondamentales de la déontologie de cette profession. Toutefois, ces règles rationnelles, scientifiques, se heurtèrent à une réalité sociologique : comment faire pour intéresser chaque jour les classes populaires aux questions abstraites et compliquées que les élus du peuple avaient pour mission de résoudre ? Pour les journalistes de la grande presse, il ne s’agissait pas d’un problème pédagogique mais avant tout d’un problème économique, absolument vital pour leur survie étant donné la concurrence acharnée que se livraient désormais les grandes entreprises de presse. (...)

Les publicistes devenus journalistes s’adaptèrent à ces nouvelles contraintes de façon pragmatique, les yeux rivés sur les chiffres de vente, en retenant les recettes qui « marchaient » le mieux. (...)

L’art du récit, que Paul Ricœur a appelé « la mise en intrigue », fut un moyen de traduire les réalités sociales et politiques dans un langage transformant les faits singuliers en généralités et les entités abstraites (comme les États, les partis politiques, les classes sociales, etc.) en personnages s’agitant sur une scène. La structure des récits criminels qui impliquent toujours des victimes, des agresseurs et des justiciers, fut alors mobilisée pour familiariser le grand public avec la politique.

C’est sur ce modèle que furent traitées désormais les « affaires » révélant la corruption des représentants du peuple. De même, ceux qu’on appelait les « fait-diversiers » parce qu’ils faisaient, chaque soir, le tour des commissariats pour recueillir la matière qui nourrirait leur rubrique du lendemain, devinrent des « reporters » envoyés « sur le terrain », dès que des violences étaient signalées. Le sommet de la pyramide fut occupé par les « correspondants de guerre » chargés de présenter au grand public les enjeux des crises internationales.

La « mise en intrigue » s’imposa dans la grande presse car elle permettait d’exploiter des dispositions que l’on trouve chez tous les êtres humains et qu’Aristote avait déjà constatées il y a 2 500 ans lorsqu’il avait voulu comprendre les raisons du succès des tragédies grecques.(...)

Les journalistes s’installèrent ainsi dans la position du narrateur occupant une position imprenable. Ils ne s’adressaient pas à un public universel, mais à des lecteurs français au nom desquels ils parlaient constamment. (...)

La presse de masse contribua ainsi de manière décisive à la production des stéréotypes nationaux. La mise en intrigue du monde social transforma les individus réels en personnages définis à partir d’un seul critère de leur identité. Dans le même temps, la matrice du récit criminel opposant constamment des victimes et des agresseurs eut pour effet d’alimenter ces phénomènes qu’on appela plus tard la « xénophobie » ou le « racisme ». Comme l’a montré le philosophe Ludwig Wittgenstein, de nombreux mots sont reliés aux choses par un « air de famille ». Ce n’est pas le concept juridique d’étranger, en tant que non national, que le peuple intériorisa à la fin du XIXe siècle, mais l’image familière du personnage constamment opposé, dans les récits journalistiques, au « nous » français.

Dominique Kalifa a forgé le néologisme de « fait-diversification » de l’actualité pour caractériser les mutations que je viens d’évoquer. Pierre Bourdieu a opté, quant à lui, pour l’expression « fait-diversion ». Il est vrai que les connotations des deux termes ne sont pas les mêmes. (...)

Dès la fin du XIXe siècle, les élites républicaines ont exprimé leur désenchantement à l’égard de la fonction civique de la grande presse en dénonçant la place excessive accordée aux faits divers. Effectivement, la concurrence acharnée que se livraient les principaux quotidiens pour attirer de nouveaux lecteurs les poussait à privilégier ce qu’on appelle aujourd’hui « l’information-spectacle ».

Cependant, les techniques inventées par la presse de masse avaient aussi des aspects positifs. La mise en intrigue de l’actualité a permis d’élargir considérablement l’univers des classes populaires. Elles ont eu ainsi la possibilité de se familiariser avec des réalités qu’elles ignoraient complètement auparavant. Étant donné que la mobilisation des émotions est aussi un moyen de communiquer des vérités sur le monde social, ces ressources ont pu être exploitées également par des militants luttant contre les injustices et les inégalités (...)

La démocratisation de la vie politique, les réformes de l’école et la liberté de la presse ont donc joué un rôle essentiel dans la « nationalisation » de la société française. Ce terme ne signifie pas, évidemment, que tous les Français aient été fabriqués dans le même moule, qu’ils aient tous pensé la même chose, partagé les mêmes croyances. Il signifie seulement qu’à partir des années 1880 ils ont tous été pris dans les liens d’interdépendance tissés par l’État. Pour prendre une métaphore linguistique, je dirais qu’ils ont tous utilisé la même langue pour nommer leurs différences.