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blogs de Médiapart/ Frédric Toutain - Traduction d’un texte de Cory Doctorow.
La fin de la route de la servitude
#inegalites #servitude
Article mis en ligne le 30 janvier 2023
dernière modification le 29 janvier 2023

Nous arrivons en bout de course, maintenant. Il n’y a plus rien que les travailleurs du monde riche puissent vendre ou promettre. La fête est finie, les prolos. Les riches ont un angle mort gigantesque et persistant : ils s’imaginent que ceux qui les servent sont heureux du statu quo. Ils jouent à la République de Platon en grandeur nature.

Pendant la plus grande partie de l’ère moderne, la majorité des habitants du monde riche ont été pauvres, tout comme leurs parents et leurs enfants. La mobilité sociale était plus un rêve qu’une réalité. Les gens étaient pour la plupart nés pour servir, tout comme leurs enfants.

La minorité dirigeante se plaisait à imaginer que les bœufs humains qui travaillaient dans leurs champs et les femmes qui nettoyaient leurs maisons et préparaient leurs repas étaient heureux de leur sort, et se disait choquée et horrifiée lorsque ces domestiques traditionnels cherchaient à améliorer leur condition — que ce soit en participant à la révolution industrielle ou en partant pour une terre colonisée et la promesse de terres volées et de leurs propres domestiques à opprimer.

Bien que les minorités au pouvoir aient été peu nombreuses en nombres absolus, elles possédaient la grande majorité des richesses de leurs nations, et elles exerçaient cette richesse sous la forme du pouvoir politique. Ce pouvoir permettait aux élites de transformer toute chance de mobilité sociale en un mirage : les propriétaires d’usines et les colonisateurs pouvaient former des cartels qui réduisaient les salaires, puis commander des armées de police militarisées pour écraser les syndicats.

Il a fallu les deux guerres mondiales — une orgie de destruction des richesses qui dura toute une génération — pour affaiblir le pouvoir de la classe dirigeante au point qu’elle ne puisse plus noyer le vieux rêve de mobilité et d’égalitarisme.

Après les guerres, les pays riches du monde ont été remodelés.

Les pays riches instaurèrent des réseaux de sécurité sociale ambitieux : enseignement secondaire universel, accès accru à l’enseignement supérieur, subventions à l’accession à la propriété (aux États-Unis) et logements publics (dans la plupart des autres pays riches), soins de santé gratuits pour les personnes âgées et les pauvres (aux États-Unis) ou pour tous (dans les autres pays riches).

Les syndicats devinrent monnaie courante et, avec l’amélioration de la productivité, les salaires augmentèrent. Les luttes pour la justice de genre dépassèrent la campagne pour le vote des femmes blanches aisées et s’étendirent au suffrage universel. Les luttes pour les droits civiques liés à la race, au sexe et à l’orientation sexuelle prirent de l’ampleur et formèrent des alliances les unes avec les autres, ainsi qu’avec les mouvements anticolonialistes du Sud.

Le monde changea. C’était les trente glorieuses — les trente années glorieuses où l’on pouvait rêver d’une vie meilleure pour ses enfants. (...)

Mais pour les personnes qui avaient autrefois commandé des armées de travailleurs serviles et de domestiques, ces années ne furent qu’une calamité. Après 30 ans de guerre, ils découvrirent que leurs domestiques ne reviendraient jamais pour laver leurs vêtements et récurer leurs sols (« Il est si difficile de trouver du petit personnel de nos jours »). (...)

Dans son ouvrage de référence Le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty et ses étudiants retracent les flux de capitaux dans le monde sur 300 ans, montrant (entre autres) que lorsque la richesse des 10 % les plus riches d’entre nous franchit un seuil, cette classe de capital acquiert la capacité de diriger les décisions politiques : elle peut transformer sa richesse en politiques favorables à la richesse, ce qui la rend plus riche et lui permet de mieux contrôler nos politiques.

Une fois le point de basculement des inégalités atteint, la société devient inexorablement plus inégalitaire et plus injuste, car nos règles changent non seulement pour favoriser les riches, mais aussi pour défavoriser les pauvres (...)

Aujourd’hui, presque tous les gains des trente glorieuses ont été retransférés aux aristocrates : nos écoles et hôpitaux publics sont désormais des « partenariats public-privé » gérés par des fonds spéculatifs d’élite. Nos retraites à prestations déterminées ont été remplacées par des plans 401(k) qui nous mettent à la merci d’un marché contrôlé par nos patrons (NdT : système de retraite par capitalisation géré par chaque entreprise, qui peut disparaître avec elle. Cf. Enron). Nos maisons ont été volées pendant la crise financière, ou grevées d’hypothèques insoutenables, et la richesse qu’elles représentent est dilapidée plusieurs fois, pour payer nos vieux jours, les prêts étudiants de nos enfants et nos dettes médicales.

Le libre-échange a vraiment atteint son apogée en 2001, lorsque la Chine a été admise à l’Organisation Mondiale du Commerce. Une fois la Chine dans l’OMC, les pays riches ne pouvaient plus imposer de droits de douane sur ses exportations, ce qui signifiait que les patrons des pays riches pouvaient licencier leurs travailleurs et délocaliser la production en Chine, où les salaires étaient bas et les protections sur le lieu de travail étaient à la fois rares et peu respectées. (...)

C’était le contrat : les ouvriers des ateliers de sous-traitance chinois travailleraient dur chaque heure que Dieu fait pour un salaire de misère. Nous, les prolos, achèterions des produits bon marché en nous endettant. Nos patrons recevraient des loyers des usines chinoises.

La Chine avait d’autres projets.

La Chine n’allait jamais se conformer à l’accord sur les ADPIC. Je veux dire, c’est assez naïf de penser qu’elle le ferait.

Faire de la Chine l’usine du monde riche signifiait rendre la Chine structurellement importante pour le monde riche. Une fois que nous avons éliminé notre propre capacité de production intérieure et que nous ne pouvions plus nous permettre de nous priver de produits chinois parce que nous ne pouvions pas fabriquer nos propres produits de remplacement ou les acheter à quelqu’un d’autre, nous avons perdu la possibilité de punir sérieusement la Chine pour avoir violé les ADPIC. (...)

Nous arrivons en bout de course, maintenant. Il n’y a plus rien que les travailleurs du monde riche puissent vendre ou promettre. (...)

Comme Piketty nous en a avertis, laisser les riches décider de la façon dont nous vivrons nos vies précipite toujours une crise. Les dettes ne peuvent pas remplacer les salaires. Les biens bon marché et l’extraction de la valeur ajoutée ne se sont jamais substitués au développement et à l’entretien des capacités de production nationales.

Les riches ont un angle mort gigantesque et persistant : ils s’imaginent que ceux qui les servent sont heureux du statu quo. Ils jouent à la République de Platon en grandeur nature, avec eux-mêmes en rois philosophes, l’or coulant dans le sang. Le reste d’entre nous a du bronze dans les veines et nous devrions nous sentir chanceux d’avoir des dirigeants aussi grands et sages pour nous guider et prendre soin de nous. (...)

Les riches ont imaginé que les Chinois seraient heureux de payer un loyer pour les idées que les entreprises soutirent aux travailleurs éduqués du monde riche (...)