
Après plus de dix ans de travail critique au sein du collectif Les mots sont importants, si l’on doit caractériser à grand traits la langue des maîtres, on peut dire qu’elle repose sur une logique binaire au fond très ancienne, déjà à l’œuvre dans la novlangue totalitaire ou coloniale décrite par Orwell : euphémisation de la violence des dominants (État, patronat, pression sociale masculiniste, hétérosexiste et blanco-centriste), et hyperbolisation de la violence des dominé-e-s...
Ce double mouvement d’euphémisation / hyperbolisation structure l’essentiel du commentaire politique, mais déteint aussi largement sur la parole prétendument factuelle des journalistes d’information.
Euphémismes et hyperboles
L’euphémisation consiste, étymologiquement, à positiver du négatif. Dans le discours politique, elle consiste essentiellement à occulter, minimiser et relativiser une violence, et ainsi la rendre acceptable :
– l’armée américaine ou israélienne bombarde par exemple toute une population : c’est, nous disent les États-majors et la plupart des éditorialistes, mais aussi bien souvent les journalistes d’information, une simple « incursion », ou une « frappe » ;
– un policier abat un jeune homme en fuite d’une balle dans le dos : c’est une simple « bavure » et non un homicide ;
– la police cogne sur des manifestant-e-s : ce n’est qu’une « intervention musclée » ;
– des contrôles au faciès sont organisés à grande échelle sur l’ensemble du territoire, suivis de rafles, d’enfermement dans des camps et d’expulsions forcées : il ne s’agit que de « maîtrise des flux migratoires », d’ « interpellations », de « placements en rétention » et de « reconduites à la frontière », voire de « rapatriements » ;
– une entreprise organise un licenciement collectif : c’est un « plan social » (terme le plus fréquent) ou mieux encore (mais le terme n’a pas encore été pleinement adopté par les journalistes) un « plan de sauvegarde de l’emploi » ;
– le droit du travail, la protection sociale et les services publics sont démantelés : on ne parle que de « réforme », de « modernisation » ou d’ « assouplissement » ;
– le propos raciste tenu par un ministre de l’Intérieur (Brice Hortefeux) dans un lieu public (l’Université d’été de l’UMP) est requalifié en « boulette » (M6), « bourde » ou propos « lourdaud » (Libération), « maladresse » ou « dérapage » (Le Monde), autant de termes soulignant finalement son insignifiance ;
– le viol commis par Roman Polanski sur une mineure de treize ans devient une simple « affaire de mœurs », une « relation sexuelle » tout juste malséante, et le fait que la fillette de treize ans sodomisée par le cinéaste ait au préalable été neutralisée par un cocktail fatal de champagne et de métaqualone n’est plus qu’un simple détail, qu’on omet souvent de mentionner [1]. (...)
À cette occultation de la violence des dominants s’oppose comme en miroir une hyperbolisation de la violence des dominé-e-s, ayant pour effet d’une part de disqualifier leur parole, d’autre part de donner à l’oppression le visage plus acceptable de la légitime défense. « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage » :
– de même, les grévistes qui s’opposent aux « réformes » sont pathologisé-e-s (le mouvement de décembre 1995 fut ainsi qualifié de vaste « épidémie », de « fièvre », de « délire » ou de « crispation », et il en est allé de même du vote victorieux pour le Non au référendum européen de 2005) ou criminalisé-e-s (la grève devient une « prise d’otages », et les brèves séquestrations de patrons des « violences », voire des « actes terroristes ») ;
– les sans-papiers sont rebaptisés « irréguliers » ou « clandestins », et systématiquement associés à des « filières maffieuses » (alors que l’immigration dite irrégulière, clandestine ou sauvage n’était, avant la fermeture des frontières, qu’une « immigration libre », dans la langue même des cabinets ministériels) ;
– les foulards deviennent des « voiles islamiques » voire « islamistes », ou des « tchadors » ;
– les victimes de crimes policiers s’avèrent, suivant la formule consacrée, « bien connues des services de police » (y compris lorsque leur casier judiciaire est vierge) ;
– la résistance palestinienne ou irakienne est réduite au rang de « terrorisme », la critique d’Israël devient un « antisémitisme » et celle de la suprématie blanche un « racisme anti-Blancs » ;
– les féministes deviennent des « hystériques » animées par « la haine des hommes » et les militant-e-s homosexuel-le-s des « nantis du Marais », leur résistance à l’ordre hétérosexiste est appelée « tyrannie du politiquement correct », et la dénonciation publique du racisme, du sexisme ou de l’homophobie des dirigeants politiques ou des grands éditorialistes devient un « lynchage médiatique » ou une « police de la pensée » ;
– quant aux alternatives à l’orthodoxie économique ou politique, elles sont systématiquement qualifiées d’ « angéliques », d’ « irréalistes » ou d’ « irresponsables ». (...)
Plus généralement, que l’oppression soit strictement économique ou à dimension raciste ou hétérosexiste, toute énonciation du tort subi par l’opprimé-e s’expose à la pathologisation, sous le nom commode de « victimisation » – avec cet effet paradoxal : c’est au moment même où, cessant d’être de pures victimes, passives et muettes, les intéressé-e-s deviennent acteurs et actrices, en prenant la parole et en nomment le tort subi, qu’ils et elles se voient reprocher de se réduire et de se complaire dans un statut de victime [2]. (...)
Le partage des rôles entre « modérés » et « extrémistes » (ou « radicaux », ou encore « intégristes ») obéit lui aussi à une logique binaire et étroitement politique : pour ce qui concerne les musulmans par exemple (mais pas seulement), qu’il s’agisse des individus, des groupes politiques ou des États, les « extrémistes » ne sont pas ceux qui exercent les violences les plus extrêmes ni ceux qui professent les thèses les plus irrationnelles, les plus réactionnaires ou les plus intolérantes, mais ceux qui demeurent les plus indociles face aux décrets des grandes puissances – et à l’inverse un-e musulman-e français-e acquiert son brevet de « modération » en clamant son soutien à la loi anti-foulard, un-e Palestinien-ne en acceptant ou en devançant les directives israéliennes ou étasuniennes, un-e Irakien-ne ou un-e Afghan-e en acclamant l’occupant américain… et l’État Saoudien en demeurant un partenaire économique et diplomatique de « l’Axe du Bien » [4].
Lutte des classes et guerre des mots (...)
Médias et pouvoirs
Du travail sur ces différents combats linguistiques s’est dégagé un autre constat important, qui nous distingue de certaines formes de critique des médias, celle par exemple d’ « Arrêt sur images », à nos yeux superficielles ou dépolitisées. Ce constat est le suivant : les médias que nous critiquons sont les médias dominants, et de ce fait, leur langue spontanée n’est au fond pas la leur. La langue première des médias dominants n’est pas la langue des médias mais la langue des dominants : c’est la langue du MEDEF, la langue des préfectures de police ou du ministère de l’Intérieur, la langue de Tsahal ou du Pentagone… C’est dans ces lieux extra-médiatiques que sont inventés les « réformes » et les « modernisations », les « plans sociaux » et les « plans de sauvegarde de l’emploi », les « clandestins » et les « reconduites à la frontière », les « violences urbaines » et les « interventions musclées », les « bavures » et leurs victimes « bien connues des services de police », le « terrorisme » et la « guerre au terrorisme », les incursions, les frappes et autres opérations de défense du territoire…
Nos grands médias portent en somme bien leur nom puisqu’ils ne sont en la matière rien d’autre que des instances de médiation, qui assurent la diffusion massive, au sein de la société civile, d’une langue qui n’est au départ que le jargon d’un tout petit nombre. Une critique des médias conséquente est donc à nos yeux indissociable d’une critique sociale plus fondamentale : la critique de l’ordre dominant – un ordre qui, le plus souvent, se construit et invente sa langue ailleurs que dans les sphères médiatiques.