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La loi du bâillon est-elle le prix de la liberté d’expression ?
Article mis en ligne le 22 juin 2015

Déterminé à lutter contre les dérives haineuses sur le Net, le gouvernement s’attaque à la loi de 1881. Et menace la liberté d’expression, que garantit ce pilier du droit français.

Novembre 2014 : au bout de la nuit, dans un hémicycle clairsemé, les députés français votent une nouvelle loi antiterroriste, comme un énième anticorps censé immuniser le pays contre le virus djihadiste. Une petite révolution s’est nichée dans les plis du texte : désormais, l’apologie du terrorisme relèvera du droit commun. C’est un premier adieu à la loi du 29 juillet 1881, qui fixe non seulement le cadre déon­tologique de la presse en France, mais constitue la clé de voûte de la liberté d’expression. (...)

Jusqu’ici, sous ce vénérable pavillon, l’apologie du terrorisme, mais aussi l’incitation à la haine, les injures raciales ou la diffamation publique bénéficiaient d’un traitement particulier, fait de débats sémantiques contradictoires, et parfois intermina­bles. Désormais, la justice em­pruntera la voie rapide — comparutions immédiates, sanctions rehaus­sées (jus­qu’à sept ans de prison et 100 000 euros d’amende). Arrive janvier. La terreur ensanglante Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes. Sur les réseaux sociaux, les fanfaronnades macabres et les soutiens aux frères Kouachi ou à Amedy Coulibaly fusent comme autant de balles sur les flancs d’une nation traumatisée.

Dans une circulaire adressée aux parquets, Christiane Taubira enjoint les procureurs de faire preuve « d’une grande réactivité » face à ces outrages. Dans les deux semaines qui suivent les attentats, pas moins de cent dix-sept procédures judiciaires sont ouvertes. Les peines, sévères, pleuvent. Ici, dix mois ferme pour un chômeur toulousain de 21 ans : « Les frères Kouachi, c’est que le début, j’aurais dû être avec eux pour tuer plus de monde », avait-il répondu aux contrôleurs qui le verbalisaient pour défaut de titre de transport dans le tramway ; là, un an de prison dont trois mois ferme pour un Varois de 27 ans qui avait soutenu les djihadistes sur Facebook. A Nice, un enfant de 8 ans est convoqué au commissariat sur dénonciation de son directeur d’école, après avoir perturbé la minute de silence en hommage aux victimes.
Totem de la IIIe République

Devant ce zèle, les praticiens du droit tirent la sonnette d’alarme, mais la machine est lancée. (...)

« En faisant basculer l’apologie du terrorisme dans le droit commun, on a poursuivi dans l’émotion immédiate de l’après-Charlie des gamins et des ivrognes, se désole l’avocat Henri Leclerc, vétéran de la défense des libertés publiques. Le droit commun n’est pas fait pour la liber­té d’expression. »

Il n’empêche. Le 17 avril 2015, à Créteil, Manuel Valls présente son plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. « Les dispositions de la loi de 1881 sur la liberté de la presse sont devenues inadaptées à la poursuite des faits de provocation, d’injure ou de diffamation raciste et antisémite », déclare-t-il. Après la tranche antiterroriste, le Premier ministre veut s’attaquer aux discours de haine et n’attend plus que le véhicule législatif pour le faire.

L’incision n’est pas anodine : totem de la IIIe République, cette loi de 1881 est directement inspirée de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme »). Elle a ses codes, ses chausse-trapes, ses spécialistes, ses lenteurs et ses grandes heures (...)

« C’est pourtant l’un des rares principes qui marchent dans notre système judiciaire, objecte Me Basile Ader, vingt-cinq ans de droit de la presse au compteur. La loi de 1881 est comme la tour Eiffel, la plupart des boulons ne sont pas d’origine. On n’a cessé de la modifier depuis sa création. Et désormais, il suffirait que la partie poursuivante considère qu’une parole est raciste ou antisémite pour qu’un jugement soit expédié en trente minutes au petit matin ? » Sous les robes ou dans les cabinets, personne ne nie la recrudescence inquiétante d’actes racistes et antisémites (respectivement en hausse de 30 et 101 %, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur), mais beaucoup craignent que cette remise en cause d’une loi centenaire, et qui a fait ses preuves, ne fasse bien plus de mal à la démocratie qu’au terrorisme. (...)

les poussées de haine post-Charlie et l’augmentation significative des actes racistes et antisémites ont contribué à désigner le coupable idéal : Internet. Avec la révolution numérique, les juges doivent mettre à jour leur logiciel, monter en régime, composer avec des nœuds techniques faits d’adresses IP et de VPN . « Les nouvelles technologies ont changé la nature des contentieux, reconnaît Anne-Marie Sauteraud. On a parfois du mal à iden­tifier les responsables. Au fil des ans, il y a de moins en moins de poursuites contre des organes de presse, et de plus en plus contre des blogs, des forums, des sites Internet. » La loi de 1881 est-elle adaptée à l’hyper-vitesse du Web et au brouhaha des réseaux sociaux ? « Plus vraiment, maintenant que chaque internaute est un éditeur public », souffle-t-on dans les rangs de Christiane Taubira. De fait, la loi s’accommode mal de la volatilité d’un tweet ou de la viralité d’une photo sur Facebook…

La réponse, complexe, n’a pas encore émergé. Et le débat patine, entre une classe politique qui tance Internet (qualifié de « zone de non-droit »), et les militants du Web libre. En attendant, ça rame. (...)

Avant de clore notre échange, le cabinet de la garde des Sceaux tient à nous rassurer une dernière fois : « Nous ne voulons pas détricoter la loi de 1881, mais l’incarner, au-delà des incantations. » Attention, toutefois : les mailles de la liberté d’expression sont fragiles.