L’année 1988 est marquée par la lutte très importante des infirmières qui s’organisent en coordination pour mener leur mouvement.
Je ne suis pas infirmière moi-même. Je suis sociologue et c’est en tant que telle que je vais présenter la Coordination infirmière. J’ai fait en effet, avec d’autres collègues, une observation participante durant toute la durée du mouvement. C’est donc en tant que témoin que j’interviendrai.
Je suppose que nombre d’entre vous ici se rappellent ce mouvement des infirmières de 1988 et cette coordination. Il est passé de 60 infirmières en assemblée générale en mars 1988 à 100 000 personnes dans la rue en octobre 1988. C’est dire la montée en puissance du mouvement. Le mouvement occupait la presse, la télé, l’opinion publique, tout le monde parlait des canons à eau de la préfecture de police – et le gouvernement même, pour ne pas parler des syndicats et des féministes. Bref, ni féministe, enfin il ne se définissait pas comme tel, ni mouvement salarial classique, la coordination infirmière était un OVNI passionnant pour la sociologue féministe que je suis.
C’est sur la toile de fond de la montée continue du salariat féminin que se sont greffés deux phénomènes propres aux infirmières : la conscience finalement acquise d’être dans le rapport salarial, et la volonté affirmée de voir faire reconnaître la fonction sociale de leur travail. C’est la conjonction de ces deux dimensions qui est à la source du mouvement.
C’est donc la montée en force du salariat féminin qui a provoqué la cassure du modèle antérieur. En effet cette féminisation massive a interpellé la profession infirmière en la faisant sortir de son isolement. (...)
Elles ont refusé les caractéristiques attachées au fait d’exercer un « travail de femme », un travail de femme donc un travail sous-payé. Elles affirment leur compétence, leur professionalité et veulent un salaire qui en tienne compte. Mais elles déclarent aussi que cette professionalité a des caractéristiques propres : volonté de reconnaissance d’une fonction utile à la société, affirmation que l’on aime son travail – vous admettrez que ce n’est pas le cas de toutes les femmes – et que l’on tient à pouvoir continuer à l’aimer et à l’exercer, affirmation enfin que le relationnel est un vecteur important de soi. Donc paradoxalement, c’est peut-être parce qu’elles insistent le plus sur les spécificités de leur rapport au travail, qu’elles touchent le plus aux racines même du rapport salarial pour contester ce rapport salarial. Donc, je l’ai dit, elles veulent tout. Elles veulent un emploi comme un autre mais elles veulent qu’il soit reconnu qu’elles ont une profession différente des autres en ce sens qu’elles ne veulent rien sacrifier (le sacrifice et les femmes !), plus question d’être sous-payées et de l’accepter sous prétexte que l’on aime ce travail et qu’il est indispensable socialement, et pas question non plus de rabattre ses prétentions sur l’investissement dans le travail, pas question par exemple d’accepter les tentatives de rentabilisation du système hospitalier. (...)
Il aurait fallu aussi parler évidemment de la forme donnée au mouvement : une coordination. C’était alors très nouveau dans le paysage des luttes.
Je voudrais regarder maintenant comment la coordination a travaillé les rapports sociaux de sexe. C’est le deuxième versant. Cela n’a pas dû beaucoup changer. (...)
Je voudrais souligner ici trois chose : il n’y a pas éviction des femmes quand on monte dans la pyramide organisationnelle – cela va donc à l’inverse de ce que l’on constate partout ailleurs et cela mérite d’être interrogé – au contraire même, c’est au bureau national de la coordination qu’elles sont le plus nombreuses (...)
Il fallait donc s’interroger sur les moyens concrets mis en œuvre au sein de la Coordination pour qu’un tel résultat ait été possible, d’autant qu’au départ en mars-avril 1988, si les femmes étaient majoritaires dans le mouvement, les hommes y étaient omniprésents à tous les niveaux du travail militant. Très rapidement une réaction se produit, en particulier au niveau des femmes. (...)
Très vite des règles de gestion de la mixité ont été mises en place, et respectées tout au long du mouvement. (...)
En même temps, il faut souligner la féminisation du langage dans le mouvement ; par exemple, en assemblée générale, sur les cartons qui servaient aux délégués pour voter à main levée, était écrit « Déléguée » (au féminin), tandis que les hommes infirmiers disaient très fréquemment : « Nous les infirmières ».
Pour conclure je dirais qu’il y a à la fois une remise en cause des rapports sociaux de sexe et du régime de genre propre aux mouvements sociaux mixtes, mais en même temps une remise en cause de la société de classes, une remise en cause du système salarial. Il y avait volonté de vendre sa force de travail à un prix décent, mais aussi pouvoir aimer le travail pour lequel on est rétribué.
L’analyse de ce mouvement montre l’imbrication nécessaire du féminisme et des luttes de classes. (...)
C’est donc contre le système de domination, le double ou le triple système de domination, en tout cas le système de domination dans son entier qu’il nous faut lutter. Il est sûr que c’est difficile mais la lutte des infirmières a montré que ce n’est pas impossible et qu’on pouvait faire des avancées tout à fait significatives.