
Non répertoriée dans les catégories professionnelles de l’INSEE, l’éditocratie existe bel et bien : c’est un ensemble à bords flous, mais relativement stable, qui englobe quelques dizaines de personnages reconnaissables aux fonctions qu’ils remplissent : éditorialistes, chroniqueurs, intervieweurs (toutes fonctions à mettre également au féminin), ils ont en commun d’être des professionnels du commentaire.
La plupart d’entre eux ont fréquenté de « grandes » écoles et, souvent, de « prestigieuses » écoles de journalisme, comme on les qualifie communément. Leurs atouts culturels les prédisposent à un confortable conformisme qui, pourtant, ne leur suffit pas pour entrer dans le microcosme et jouer ses jeux : il leur est recommandé de surcroît (même si ce n’est pas toujours indispensable) de disposer de bonnes relations sociales ou de bénéficier du parrainage de l’un de leurs aînés.
La personnalité de chacun d’eux est évidemment irréductible à ses origines et à son parcours : à chacun sa carte de visite et son pedigree, sa sensibilité politique et un art particulier, mais sur le fond gris de leur commune appartenance, distribuée en plusieurs variétés.
Spécialistes et polyvalents
Formés à la politique en version Science Po, ils ressassent une vulgate électoraliste (puisque c’est aux élections que se réduit pour eux la question démocratique) et privilégient les affrontements partisans et les compétitions politiciennes, au détriment des enjeux sociaux des projets et des programmes. Journalistes politiciens, ils sont, surtout par temps préélectoral (c’est-à-dire pratiquement en permanence), flanqués de sondologues (qui lisent dans les entrailles des sondages tout ce qui leur passe par la tête) et de communicants (qui « décryptent » les postures, les « petites phrases » et les jeux de rôle). Ils ont tous quelque chose d’Alain Duhamel, le grand ancêtre de Jean-Michel Aphatie (RTL, puis Europe 1, puis France info) et de quelques autres. Ce sont des pourvoyeurs de politique dépolitisée.
Férus d’économie (orthodoxe donc libérale), ils rêvent que le marché pense pour nous et se chargent de parler pour lui. (...)
Ces drones filment le monde vu d’en haut et délèguent aux journalistes « ordinaires » les enquêtes que l’on dit « de terrain », notamment sur les questions sociales qu’ils résolvent en puisant dans la réserve de prêt-à-penser dont ils sont eux même les fournisseurs. (...)
Les éditocrates du journalisme politique et du journalisme économique ne sont pas les seuls. Au sommet de la corporation trônent les éditocrates-éditorialistes, commentateurs polyvalents qui, non contents de cumuler les fonctions des précédents, dispensent à tout propos leurs leçons. (...)
Adversaires mais complices, les éditocrates en chef sont des adeptes du journalisme de fréquentation qui scelle leur appartenance au cercle des dominants (qui se baptisent eux-mêmes comme « l’élite »). (...)
Ce n’est pas tout. Les éditocrates, qu’ils soient spécialistes ou polyvalents, peuvent être également chargés d’entretiens et/ou de débats. (...)
Ce sont même des organisateurs de spectacles dans lesquels ils tiennent souvent le premier rôle : « forts avec les faibles, faibles avec les forts », arrogants et agressifs avec ceux qu’ils nomment les « petits candidats » ou avec les syndicalistes qui résistent aux licenciements et aux contre-réformes et complaisants (avec parfois un zest d’impertinence) avec les syndicats qu’ils disent réformistes, les grands partis et le patronat.
Les éditocrates-animateurs arbitrent des débats pour lesquels ils choisissent des invités à ce point interchangeables que ce sont fréquemment les mêmes. (...)
Jaloux de leurs petites différences, les éditocrates les protègent et se protègent, traçant ainsi le périmètre des opinions dignes d’être discutées : les leurs. De tous les pouvoirs qu’ils exercent, le plus nocif est sans doute leur pouvoir de cadrage des problèmes : leur pouvoir de problématisation. (...)
Ainsi sont enserrés les débats légitimes. Ainsi sont dépolitisée la politique, désocialisée l’économie, reléguées les classes populaires que, privé des ors de l’éditocratie, le journalisme d’enquête, dans les meilleurs des cas, tente de comprendre. Certes, la domination qu’exercent les éditocrates en tous genres et dans toutes leurs fonctions n’est pas absolue. Convaincante pour les convaincus, révoltante pour les révoltés, elle ne s’abat pas uniformément sur tous les publics. Souvent, les classes populaires ignorent ou méprisent les ébats et les débats des professionnels du commentaire. Mais des échos, même assourdis, parviennent à les atteindre. Et la domination éditocratique confirme et conforte leur dépossession.