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La mise au pas des médias par Patrick Drahi et Vincent Bolloré
Article mis en ligne le 29 juillet 2019

La concentration dans le secteur des médias a conduit ces derniers à devenir, bien souvent, une activité parmi d’autres au sein de grands conglomérats industriels et financiers. Un tel paysage pose bien sûr la question de l’indépendance de ces médias vis-à-vis des puissances financières qui les possèdent. Mais aussi vis-à-vis de la puissance publique, pour ceux ayant des activités dépendant de la commande publique (armement, construction, transport ou télécommunications).

Un lecteur particulièrement optimiste pourrait penser qu’une rédaction peut très bien, y compris lorsqu’elle est intégrée au sein de grands groupes privés, travailler en parfaite autonomie et en toute indépendance – sous la surveillance de quelque comité d’éthique par exemple. Mais les transactions récentes permettent au contraire d’apercevoir les procédés – souvent brutaux et moins visibles habituellement – par lesquels les propriétaires influencent le fonctionnement des médias dont ils se sont rendus maîtres.

Prise en main d’un média : le choc des moyens, le poids de l’encadrement

Les mesures prises suite au rachat du groupe L’Express-Roularta par Patrick Drahi ou à la prise de contrôle de Canal + par Vincent Bolloré montrent que ces nouveaux patrons médiatiques se préoccupent d’abord de mettre en place un encadrement loyal (quitte à se débarrasser de l’existant avec pertes et fracas). Un personnel chargé de veiller à ce que les « contenus » produits soient compatibles avec les intérêts du propriétaire – qu’ils soient financiers, industriels ou politiques. Cela ne peut que nous rappeler le coup de force des actionnaires du Monde pour imposer Jérôme Fenoglio à la tête de la rédaction du journal au mois de mai dernier – et qui fut couronné de succès quelques semaines plus tard.

À L’Express-Roularta, devenu Groupe Altice Media, c’est Marc Laufer, associé et ami de Patrick Drahi, qui est nommé PDG après son rachat du groupe et qui est chargé de faire le ménage. (...)

une stratégie bien rodée, déjà éprouvée chez SFR et à Libération. (...)

Quant à la motion de défiance votée en octobre 2015 par les journalistes de L’Express à l’encontre de leur propriétaire Patrick Drahi et de leur directeur Christophe Barbier, elle ne semble pas faire ciller ce dernier, qui juge que « c’est finalement assez insignifiant. » [2]

Les méthodes de Vincent Bolloré sont similaires, quoique peut-être encore plus brutales : série d’évictions, principalement aux postes de direction, au profit de la nomination de proches, remaniement des grilles et des émissions, discours de recadrage musclé aux plus hauts cadres de la chaîne, etc. Selon Le Point, Vincent Bolloré ne s’en émeut pas une seule seconde, allant jusqu’à déclarer « qu’il était seul maître à bord de l’entreprise », avant de renchérir : « "C’est celui qui paye qui décide" ».

Pressions, censure et poursuites-bâillon (...)

Ici la déprogrammation d’un documentaire sur la banque Crédit mutuel, partenaire en affaires de Bolloré ; là une interdiction aux « blagueurs » de « Touche pas à mon poste » de blaguer sur leur patron, ou encore des pressions sur les équipes du « Zapping », des « Guignols de l’Info » et de « Spécial Investigation ».

Une démarche qui s’inscrit en réalité dans la droite lignée des relations que Vincent Bolloré entretient avec les médias et les journalistes depuis plusieurs années, marquées par une stratégie de choix : la procédure judiciaire systématique à visée « pédagogique »... En quelques années, Vincent Bolloré et son groupe ont en effet porté plainte contre Témoignage chrétien, Bastamag, Rue89, France Télévisions, Challenges, L’Obs, Le Point, Mediapart, etc. tous coupables du même crime : avoir osé enquêter sur les méthodes et les affaires du groupe Bolloré en Afrique.

Le caractère abusif des procédures judiciaires du milliardaire a été reconnu à plusieurs reprises par la justice. (...)

Si ces condamnations vont dans le bon sens, le caractère dérisoire des sommes arrachées au milliardaire et à son groupe par la justice (respectivement 8 000, 10 000 euros, et 10 000 euros de nouveau) ont peu de chance de calmer ses ardeurs contre la liberté de la presse... Des ardeurs que ne semble pas non plus prêt à tempérer le gouvernement Macron, lui qui adoptait en novembre 2018 la loi dite « secret des affaires ». (...)

Si les actes de censure du groupe Bolloré sont « spectaculaires », ils ont toutefois tendance à masquer les conséquences de la « reprise en main » de la rédaction, qui a suscité bien moins de commentaires : après tout, quoi de plus normal qu’un patron usant comme bon lui semble de son pouvoir dans son entreprise ? Et pourtant… Ces « reprises en main » reproduisent et amplifient des contraintes déterminantes pour la production de l’information : quelle qualité peuvent en effet espérer les lecteurs, auditeurs et spectateurs de la part de rédactions précarisées, privées des moyens d’exercer leur métier (en premier lieu, le temps) et encadrées par les auxiliaires de gigantesques groupes industriels ?

Il existera probablement toujours des cas de journalistes individuels, déterminés à affronter leur hiérarchie pour tenter d’imposer tel ou tel sujet, ou telle ou telle approche. Mais cela ne saurait affecter l’orientation éditoriale dans sa globalité, ni les positions de pouvoir au sein des rédactions, et encore moins au sein d’un groupe de presse. (...)