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La quadrature du net
La reconnaissance faciale des manifestants est déjà autorisée
Article mis en ligne le 19 novembre 2019

Depuis six ans, le gouvernement a adopté plusieurs décrets pour autoriser l’identification automatique et massive des manifestants. Cette autorisation s’est passée de tout débat démocratique. Elle résulte de la combinaison insidieuse de trois dispositifs : le fichier TAJ (traitement des antécédents judiciaires), le fichier TES (titres électroniques sécurisés) et la loi renseignement.

L’hypocrisie du gouvernement est totale lorsqu’il prétend aujourd’hui ouvrir un débat démocratique sur la reconnaissance faciale : il en a visiblement tiré les conclusions depuis longtemps, qu’il nous impose déjà sans même nous en avoir clairement informés.

Nous venons de lui demander formellement d’abroger ce système et l’attaquerons devant le Conseil d’État s’il le refuse.

Pour bien comprendre le montage juridique qui autorise le fichage massif des manifestants, il faut retracer l’évolution historique de ses trois composantes – le fichier TAJ (I), le fichier TES (II) et la loi renseignement (III) – puis en interroger les conséquences concrètes (IV).

La première brique de l’édifice est le fichier de police appelé TAJ, pour « traitement des antécédents judiciaires ». Rappeler son origine (A) nous permet de mieux comprendre son fonctionnement actuel (B) et la façon dont il a ouvert la voie à la reconnaissance faciale policière (C). (...)

Le gouvernement de Lionel Jospin crée ainsi un fichier nommé « système de traitement des infractions constatées (STIC) ». Concrètement, dans son avis préalable, la CNIL explique que le STIC centralisera un ensemble « d’informations actuellement conservées dans des fichiers manuels ou informatiques épars, le plus souvent cantonnés au niveau local », et donc peu exploitables. Désormais, pour l’ensemble du territoire français, le STIC réunira toute la mémoire de la police sur les personnes mises en cause dans des infractions, auteurs comme complices, ainsi que leurs victimes : noms, domicile, photographie, faits reprochés…

Il faudra attendre une loi du 18 mars 2003 pour que ce fichier soit clairement endossé par le législateur. À la suite du STIC, créé pour la police nationale, un décret du 20 novembre 2006 crée un fichier équivalent pour la gendarmerie, dénommé « système judiciaire de documentation et d’exploitation » (JUDEX).

Cinq ans plus tard, l’article 11 de la loi du 14 mars 2011 (dite LOPPSI 2) prévoit de fusionner le STIC et le JUDEX au sein d’un fichier unique, que le gouvernement envisage alors d’appeler ARIANE. (...)

D’importantes évolutions sont attendues : « la police déploiera son programme de minidrones d’observation », « une recherche en sécurité au service de la performance technologique […] visera notamment à trouver les solutions innovantes dans des domaines tels que […] la miniaturisation des capteurs, la vidéoprotection intelligente, la transmission de données sécurisée, la fouille des données sur internet, la reconnaissance faciale, les nouvelles technologies de biométrie… ».

La fusion du STIC et du JUDEX est formellement réalisée par un décret du 4 mai 2012. Le fichier unique n’est finalement pas nommé ARIANE mais TAJ, pour « traitement des antécédents judiciaires ». L’une des principale différences entre, d’une part, le STIC et le JUDEX et, d’autre part, le TAJ, concerne la reconnaissance faciale. Alors que les fiches du STIC et du JUDEX ne comprenaient qu’une simple « photographie » des personnes surveillées, le TAJ va bien plus loin. Il est explicitement destiné à contenir toute « photographie comportant des caractéristiques techniques permettant de recourir à un dispositif de reconnaissance faciale (photographie du visage de face) », ainsi que toutes « autres photographies ». (...)

B. Le fonctionnement du TAJ aujourd’hui

Un rapport parlementaire de 2018 explique qu’il « existe 18,9 millions de fiches de personnes mises en cause et plus de 87 millions d’affaires répertoriées dans le TAJ », et que « le TAJ comprend entre 7 et 8 millions de photos de face ». En théorie, l’article R40-25 du code de procédure pénale prévoit que le TAJ ne devrait ficher que des personnes contre lesquelles existent des indices graves et concordants d’avoir participé à la commission d’une infraction, comme auteur ou complice. En pratique, il s’agit d’avantage d’un outil de communication interne aux forces de l’ordre, qu’elles utilisent pour échanger un maximum d’informations pratiques, indépendamment de la véracité ou de la pertinence de celles-ci. Comme l’explique la CNIL en 2012, les policiers et gendarmes remplissent eux-mêmes les fiches, choisissant les qualifications juridiques et les faits à retenir. (...)

pendant plus de 15 ans, contrairement à la loi, les procureurs n’ont eu aucun accès direct au TAJ qu’ils sont pourtant chargés de contrôler (...)

manque de temps, les services des parquets omettent aussi trop souvent de faire mettre à jour le TAJ lorsqu’une affaire conduit à un classement sans suite, un non-lieu ou une relaxe. Ainsi, une personne peut être fichée pendant 20 ans pour une infraction pour laquelle elle a été mise hors de cause par la justice. (...)

C. La reconnaissance faciale dans le TAJ

La police entretient l’absence de transparence au sujet de la reconnaissance faciale, de sorte que celle-ci reste peu documentée, et que ces pratiques ne peuvent être perçues qu’à travers une multitudes de faits divers (et désormais aussi par la campagne Technopolice (...)

en France, une personne sur dix pourrait avoir sa photo dans le TAJ. La police et la gendarmerie peuvent l’analyser automatiquement afin de la rapprocher d’images prises sur des lieux d’infraction, notamment par des caméras de surveillance. On appelle cette approche la « comparaison faciale ». C’est déjà bien trop de pouvoir pour la police, qui agit ici sans aucun contre-pouvoir effectif. Mais le fichier TES a conduit à l’extension de cette technique à l’ensemble de la population française et donc, à terme, bien au-delà des 8 millions de photographies contenus dans le TAJ.

La deuxième brique de l’édifice est le fichier TES, pour « titres électroniques sécurisés ». Alors que le TES n’avait à l’origine qu’un champ réduit (A), il s’est finalement étendu à l’ensemble de la population (B) pour en ficher tous les visages (C). (...)

le droit actuel permet déjà la généralisation de la reconnaissance faciale des manifestants. Sans contre-pouvoir effectif, difficile d’y voir clair sur les pratiques réelles des policiers et gendarmes.

Peu importe que ce fichage soit ou non déjà généralisé en pratique, il est déjà autorisé, ne serait-ce qu’en théorie, et cela de différentes façons. Dans ces conditions, difficile d’imaginer que ces techniques ne soient pas déjà au moins expérimentées sur le terrain. Difficile d’imaginer que, parmi la dizaines de drones déployés dernièrement au-dessus des manifestations, aucun n’ait jamais participé à une telle expérimentation, si tentante pour les forces de l’ordre et soumise à si peu de contrôle effectif. C’est d’autant plus probable quand on voit à quel point « l’analyse vidéo » a été présentée comme cruciale dans la répression des manifestations de l’hiver dernier (2018-2019). (...)

Les conséquences découlant du fait d’être fiché dans le TAJ en tant que « participant à une manifestation violente » sont suffisamment graves pour dissuader une large partie de la population d’exercer son droit de manifester.

L’article R40-29 du code de procédure pénal prévoit que le TAJ est consultable dans le cadre d’« enquêtes administratives » : l’administration peut vérifier qu’une personne n’y est pas fichée avant de l’embaucher dans de nombreuses fonctions publiques, pour encadrer certaines professions privées liées à la sécurité ainsi que pour délivrer ou renouveler des titres de séjour aux personnes étrangères.

Une personne raisonnable pourrait tout à fait vous déconseiller de participer à des manifestations à l’avenir. Elle vous inviterait à renoncer à ce droit fondamental : les risques sont trop importants, surtout si vous imaginez rejoindre un jour la fonction publique ou que vous n’êtes pas de nationalité française.

Une personne encore plus raisonnable vous dirait l’inverse : ce système est intolérable et il nous faut le déconstruire.

Nous venons d’envoyer au gouvernement une demande d’abrogation des dispositions du décret TAJ qui autorisent la reconnaissance faciale. Ce décret permet de recourir massivement à cette technique sans que la loi ne l’ait jamais autorisée, ce que la CNIL a récemment et clairement rappelé être illégal dans des affaires similaires. Si le gouvernement rejette notre demande, nous attaquerons le décret TAJ devant le Conseil d’État.