
En 2018, les ouvriers représentaient 4 % des personnes visibles à la télévision, contre 60 % pour les cadres. L’historienne Ludivine Bantigny, explique cette « invisibilisation » par un changement de discours politique et médiatique, alors que la classe ouvrière compte encore pour un quart de la population active en France. (...)
Ludivine Bantigny : Des mesures précises proposées par le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) établissent que 4 % des personnes interviewées et/ou visibles à la télévision sont des ouvrières et des ouvriers et 60 % des cadres. Des mesures équivalentes n’existaient pas il y a 50 ans, mais la représentation n’était pas non plus très importante. Mais la différence, c’est que dans les années 1960, une partie des journalistes de l’ORTF avait le souci de montrer les ouvriers et de prendre le temps de les interroger. La sociologie de celles et ceux qui font la télévision a aussi changé.
Comment s’est déroulé ce processus ?
Ludivine Bantigny : La société a connu un tournant dans les années 1980, qui a eu des effets dans la représentation télévisuelle. C’est une période au cours de laquelle s’est imposée, au niveau médiatique et politique, l’idée qu’il fallait en finir avec les conflits sociaux, les classes sociales, la lutte des classes, en prétendant qu’elles avaient disparu. Il a été répété qu’il fallait accepter le capitalisme et qu’il n’y avait pas d’alternative. Une partie de la gauche gouvernementale s’est aussi convertie au néolibéralisme. (...)
Ce processus s’est accompagné de délocalisations, de recours à la sous-traitance et, peu à peu, d’un chômage de masse. Selon l’Insee, il y avait 8 millions d’ouvrières et ouvriers en 1975, contre 5,5 millions aujourd’hui, soit un passage de 33 % de la population active à 24 % aujourd’hui. Cela reste notable : il n’est donc pas question de la disparition du monde ouvrier, mais de sa non-représentation.
Comment évoluent les termes employés à la télévision pour qualifier les ouvriers ?
Ludivine Bantigny : Dans les années 1960 et 1970, le mot « ouvrier » est encore clairement évoqué et à la télévision, les ouvrières et ouvriers se revendiquent ainsi. Quand certains journalistes leur demandent s’ils et elles veulent devenir bourgeois, leur réponse est non : ce sont des ouvriers, avec cette fierté, cette conscience, cette histoire, la transmission d’une culture commune par-delà la variété des situations. Ce mot disparaît dans les années 1980, mais pas simplement dans les médias : ils relaient une transformation du vocabulaire qui est aussi politique.
En oubliant le milieu ouvrier, ce discours hégémonique pense qu’il est possible, du point de vue sociologique, de faire disparaître ce monde.
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Le mot « ouvrier » sera ainsi transformé par des euphémismes : les femmes de ménage deviennent des « techniciennes de surface », les ouvriers deviennent des « opérateurs », les salariés deviennent des « collaborateurs »… En faisant disparaître les mots, on prétend aussi faire disparaître cette conflictualité. (...)
Ces ouvriers et ouvrières ne supportent pas ce vocabulaire, qui ne rend pas véritablement compte de leurs conditions de travail et parfois de la violence sociale qu’ils et elles subissent. La représentation médiatique porte ici à croire que, maintenant que tout est délocalisé, le monde ouvrier n’existe plus. C’est évidemment faux, une grande partie de la production est encore en France. La manière de parler des entreprises a changé, comme, par exemple, la façon de parler des réformes. « Réforme » est un mot abîmé : dans la tradition politique, la réforme améliore le sort des gens, leur bien-être individuel et collectif, alors qu’aujourd’hui, par les « réformes », on s’attaque au régime des retraites, à l’école, aux hôpitaux... Tout ce vocabulaire a aujourd’hui un sens qui n’a plus rien à voir avec sa signification historique. (...)
le travail à la chaîne existe et s’est étendu à différents secteurs comme l’agroalimentaire ou la parachimie par exemple. Le monde ouvrier n’est pas qu’à l’usine, il est aussi très présent dans le secteur tertiaire. Par-delà le discours sur la supposée « moyennisation » de la société, les inégalités sociales et salariales n’ont cessé de se creuser.
La deuxième répercussion est la colère du monde ouvrier et des classes populaires, mêlée à un grand désarroi face à sa non-représentation et sa déformation. Le mouvement des « gilets jaunes » est aussi pour cette raison un moment très important : celles et ceux dont les médias ne parlaient pas ont pris la parole.
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Visuellement, c’est intéressant : certaines personnes n’avaient jamais manifesté et se sont rendues visibles, ont occupé des lieux. D’un autre côté, et ce n’est pas contradictoire, le discrédit est jeté sur ce mouvement. Les médias ont pris quelques cas, des individus isolés, comme lors de l’agression contre Alain Finkielkraut, qui était en effet indigne et antisémite, pour en faire une généralité sans rapport avec l’ampleur du mouvement.
Pour ce qui est du traitement médiatique de la violence, David Dufresne, un journaliste indépendant, a répertorié et tenu les comptes exacts des blessures au cours du mouvement des « gilets jaunes » en parlant de « violences policières ». Cette question des violences policières s’est ainsi posée dans le champ médiatique, y compris dans les médias qui n’auraient jamais employé cette expression il y a un an. Ce changement de discours s’explique aussi par la présence de nombreux journalistes sur le terrain, qui ont vu cette violence et l’ont subie, avec les gaz lacrymogènes, les matraques, les tirs de LBD… Pendant ces manifestations, il y a aussi eu un contraste de représentation, une frontière sociale entre les reporters de terrain précaires et les éditorialistes de bureaux, aux salaires souvent sans rapports et parfois même avec des différences abyssales. La dimension sociologique du milieu médiatique explique aussi ces contrastes.
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Précisément, les luttes sociales changent les choses. Si certains médias s’interrogent sur les violences policières, c’est parce qu’elles sont liées à un mouvement social. C’est un écho à la prise de conscience que ce mouvement suscite. Je ne crois pas qu’il y ait de solutions miracles, comme pour les représentations de personnes victimes de discrimination raciste. Les médias promeuvent une présentatrice ou un présentateur noir, mais cela reste une politique au compte-goutte pour avoir bonne conscience, sans incidence sur la structure. Pour la modifier, il faut des changements profonds dans le corps social.
Le financement des médias doit aussi être remis en question. Quelques grands actionnaires polarisent le secteur médiatique. Même si l’indépendance des journalistes est défendue, elle n’est pas toujours garantie. Il faut soutenir les médias alternatifs et indépendants qui proposent une autre vision, le contre-champ de ce que diffusent les chaînes d’information en continu.