
les sociologues Jean-Baptiste Comby et Benjamin Ferron proposent deux hypothèses pour rendre compte de la recomposition du champ du journalisme depuis une dizaine d’années. D’une part, la montée en puissance des médias du « pôle commercial » acquis aux logiques de marché ; de l’autre une accentuation des inégalités au sein du champ journalistique entre les journalistes occupant les positions dominantes et les autres. (Acrimed)
Tandis qu’au tournant des années 2000 se développent en France des analyses structurales du champ journalistique qui connaissent une importante diffusion internationale, la dernière décennie a été marquée par une perte de vitesse de ces enquêtes au profit de travaux centrés sur les contenus et le supposé bouleversement des médias « à l’ère numérique ». Tenant peu compte des conditions sociales de production de l’information, ces derniers ont pu contribuer à désarmer la critique sociologique du journalisme [2]. Dans ce contexte, quiconque souhaite comprendre comment la construction médiatique de l’actualité sert ou dessert des intérêts sociaux, ne peut que se réjouir de la publication récente, en cours ou prochaine, d’enquêtes sociologiques permettant d’actualiser l’état des savoirs sur le champ journalistique, et ce faisant de réoutiller son analyse critique [3].
Les dix articles qui composent ce dossier, réalisé par le réseau thématique « Sociologie des médias » de l’Association française de sociologie, donnent un aperçu de ce renouvellement bienvenu. (...)
Les vagues de privatisation dans l’audiovisuel et la multiplication des chaînes commerciales au cours des années 1980 et 1990 ont contribué à une structuration triangulaire du champ journalistique qui, jusqu’à la fin des années 2000, s’est organisé autour de trois pôles : commercial, politique et culturel [4]. La financiarisation des entreprises médiatiques et leur concentration au sein de grands groupes internationaux ont accéléré la progression des rationalités économiques en son sein. En particulier, les logiques d’audimat n’ont eu de cesse de se renforcer jusque dans les rédactions de la presse dite « de référence ». Il s’ensuit qu’en dépit du maintien des aides publiques et des interventions de l’État dont peuvent bénéficier les médias situés dans les pôles culturels et politiques du champ, sa tripolarisation se révèle aujourd’hui plus diffuse.
Dans un contexte où la recherche de financement de l’information se fait plus pressante, ce sont des journaux ou des chaînes du pôle commercial et non plus des supports réputés plus sérieux, qui donnent le « La » en matière de stratégies éditoriales et de « bonnes » pratiques professionnelles [5]. Désormais, cette emprise du champ économique, réfractée dans les hiérarchies indigènes [6], s’ancre dès l’apprentissage du métier au cours duquel s’impose par exemple la figure du « journaliste interchangeable ». (...)
Face à cette hégémonie du pôle commercial, deux dynamiques de repolitisation semblent à l’œuvre, l’une aux marges et l’autre au cœur du champ journalistique. La première correspond à la floraison de titres « indépendants », « libres », « alternatifs ». Ce mouvement constitue un indicateur d’une réaction collective de certaines fractions de la profession à l’emprise des logiques économiques. Rodney Benson montre toutefois, avec le cas de la presse à but non-lucratif aux États- Unis, que ces derniers n’échappent ni aux contraintes de leur financement (par des fondations philanthropiques privées ou, en France, des subsides étatiques), ni au rétrécissement de l’espace du pensable qui caractérise l’ère néolibérale. Il reste que c’est dans les marges du champ journalistique que s’opèrent les principales modifications avec la structuration d’un sous-champ du journalisme critique peu doté en ressources matérielles mais fortement politisant [8].
La seconde se manifeste par des mobilisations collectives de défense de l’autonomie professionnelle à travers l’émergence de groupes d’intérêt (Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne, SPIIL, ou collectifs de pigistes et précaires) et d’organes de presse (Médiapart, Premières Lignes TV) qui entendent rétablir le « rôle démocratique » des médias et un certain « sens de l’honneur » journalistique. (...)