
La transformation du public en masse nous intéresse particulièrement, car elle nous fournit un indice essentiel pour comprendre l’élite au pouvoir. Si cette élite est vraiment responsable devant une communauté de publics, ou même si son existence est simplement reliée à cette communauté, elle a une signification tout à fait différente de celle qu’elle a si ce public se transforme en une société de masse.
1. Il y a d’abord le rapport numérique entre les donneurs d’opinion et les receveurs ; c’est la façon la plus simple d’évaluer la signification sociale des médias de communication organisés. C’est la transformation de ce rapport, plus que tout autre facteur, qui représente l’élément essentiel des problèmes du public et de l’opinion publique dans l’évolution récente de la démocratie. (...)
2. La deuxième dimension dont nous devons nous occuper est la possibilité de répondre à une opinion par une autre sans craindre de représailles internes ou externes. Les conditions techniques des moyens de communication, en imposant un rapport numérique plus faible entre les parleurs et les auditeurs, peuvent supprimer la possibilité de répondre librement. (...)
3. Il nous faut aussi considérer la relation qui existe entre la formation de l’opinion et sa réalisation sous forme d’action sociale, la facilité avec laquelle l’opinion peut influencer les décisions capitales. (...)
4. Enfin, il faut se demander à quel point l’autorité institutionnelle, avec ses sanctions et ses moyens d’action, pénètre dans le public. Le problème ici est de connaitre le degré d’autonomie véritable dont le public dispose vis-à-vis de l’autorité instituée. (...)
Pour distinguer le public et la masse, le plus facile est de comparer leurs modes de communication dominants : dans une communauté de publics, la discussion est le moyen de communication primordial, et les médias de masse, s’ils existent, ne font qu’élargir et animer la discussion, en reliant un public primaire aux discussions d’un autre. Dans une société de masse, les médias organisés sont le type de communication dominant, et les publics se transforment en marchés de médias, formés de tous les hommes exposés au contenu des divers médias. Quel que soit le point de vue adopté, nous nous rendons compte, quand nous regardons le public, que nous avançons à grands pas vers la société de masse. (...)
Les tendances institutionnelles qui engendrent la société de masse sont en très grande partie provoquées par une évolution impersonnelle, mais les vestiges du public sont aussi soumis à certaines forces « personnelles » et intentionnelles. Avec l’élargissement de la base politique dans un contexte folklorique de décision démocratique, et avec l’augmentation des moyens de persuasion disponibles, le public de l’opinion publique est désormais l’objet d’efforts intenses visant à le tenir en main, à le diriger, à le manipuler et, de plus en plus, à l’intimider.
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l’élite moderne, en plus de ses moyens élargis et centralisés d’administration, d’exploitation et de violence, a en main des instruments de gestion et de manipulation psychiques jusqu’alors inconnus, qui englobent l’enseignement universel obligatoire en même temps que les médias de communication de masse. (...)
Non seulement les médias nous donnent des informations, mais ils dirigent notre expérience même. Ce sont ces médias, et non nos expériences fragmentaires, qui tendent à fixer nos critères de crédulité, nos critères de réalité. Par conséquent, même si l’individu a une expérience directe et personnelle des événements, elle n’est pas vraiment directe et primaire : elle est organisée en stéréotypes. (...)
Tant que les médias ne sont pas entièrement monopolisés, l’individu peut faire jouer les médias l’un contre l’autre ; il peut les comparer, et par conséquent résister à ce que l’un d’eux lui raconte. Plus la concurrence est réelle entre les divers médias, plus l’individu est susceptible de leur résister. Mais dans quelle mesure cela est-il vrai ? Les gens comparent-ils réellement les divers comptes rendus des événements et des décisions politiques, en opposant le contenu des différents médias ? La réponse est : non, rares sont ceux qui le font. (...)
1. Nous savons que les hommes ont fortement tendance à choisir les médias dont le contenu s’accorde avec leurs idées. Il se produit une sorte de sélection des opinions nouvelles en fonction des opinions anciennes.
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2. L’idée de faire jouer les médias les uns contre les autres suppose que les médias ont vraiment des contenus différents. Elle suppose une véritable concurrence, qui n’existe généralement pas. (...)
Il semble que la liberté de soulever réellement les problèmes soit de plus en plus l’apanage exclusif des petits groupes d’intérêts qui ont continuellement et facilement accès à ces médias. (...)
3. Non seulement les médias se sont infiltrés dans notre expérience des réalités externes, mais ils ont pénétré jusque dans l’expérience que nous avons de notre moi. Ils nous ont donné de nouvelles identités et de nouvelles aspirations vers ce que nous voudrions être et vers ce que nous voudrions paraître. Dans les modèles de comportement qu’ils nous proposent, ils offrent un ensemble de critères nouveau, plus vaste et plus souple, pour évaluer notre moi. (...)
— les médias disent à l’homme de la masse qui il est : ils lui donnent une identité ;
— ils lui disent qui il veut être : ils lui donnent des aspirations ;
— ils lui disent comment y arriver : ils lui donnent une technique ;
— ils lui disent comment avoir l’impression d’y être arrivé même quand il n’a pas réussi : ils lui donnent l’évasion.
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4. Les médias de masse, et surtout la télévision, empiètent souvent sur la discussion en petit groupe et détruisent la possibilité d’un échange d’opinions raisonnable, réfléchi et humain. Ils sont en grande partie responsables de la destruction de la vie privée au vrai sens humain de ce mot.
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Les médias nous proposent beaucoup d’informations et de renseignements sur ce qui se passe dans le monde, mais ils permettent rarement à l’auditeur ou au spectateur d’établir un véritable lien entre sa vie quotidienne et ces réalités plus vastes.
La principale tension des médias, et leur principal élément de distraction, est le conflit entre le désir de posséder certains biens de consommation ou certaines femmes considérées généralement comme belles, et le fait qu’on ne les possède pas. Il y a presque toujours une atmosphère générale de distraction animée, d’agitation dramatique, mais elle ne mène nulle part et ne débouche sur rien. (...)
Ils comptent aussi parmi les plus importants moyens de pouvoir accrus dont dispose l’élite de la fortune et du pouvoir ; en outre, certains agents supérieurs de ces médias font eux-mêmes partie de l’élite ou en sont les distingués serviteurs. (...)
Extrait de L’Élite au pouvoir (Agone, 2012)
Préface de François Denord
Traduit de l’anglais par André Chassigneux
Chap. XIII « La société de masse », p. 448-471