Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
le monde diplomatique
La traque méthodique de l’internaute révolutionne la publicité
Article mis en ligne le 7 décembre 2014
dernière modification le 2 décembre 2014

Pendant que l’espionnage des données informatiques par le gouvernement américain provoque des protestations en série, les entreprises, quant à elles, affinent les techniques leur permettant de suivre les internautes à la trace. Elles y sont aidées par la multiplication des informations personnelles sur la Toile. Echapper à leurs messages publicitaires devient alors un parcours du combattant…

« Une Guinness, John ? » ; « Stressé, John Anderton ? Besoin de vacances ? » Interprété par Tom Cruise, le héros de Minority Report ne peut faire un pas sans être assailli par des messages publicitaires personnalisés diffusés sur des écrans. L’action de ce film se déroule en 2054. Son réalisateur, Steven Spielberg, n’imaginait sans doute pas lors de son tournage, en 2001, que beaucoup des inventions qu’il mettait en scène existeraient déjà dix ans plus tard. Objets connectés à Internet, écrans tactiles, interfaces gestuelles, reconnaissance vocale, journaux sur écran qui se mettent à jour en temps réel, panneaux d’affichage numériques capables de reconnaître le passant par suivi du regard (eye tracking)... Toutes ces technologies sont expérimentées quotidiennement et permettent aux industries de la publicité de se réinventer. (...)

Google promet de commercialiser dès l’année prochaine ses Google Glass, des lunettes grâce auxquelles on peut consulter une page Web ou cliquer sur ses courriels par une simple inclinaison de la tête. En connexion mobile, un individu pourra entrer dans un aéroport et voir s’afficher sur le verre de ses lunettes non seulement le parcours balisé jusqu’à la zone d’enregistrement, mais le numéro de son vol et l’heure d’embarquement. L’autre versant de cette prouesse technologique est aisé à imaginer : rien de ce que vous verrez ne pourra échapper au géant californien — ce que vous faites, les endroits que vous fréquentez, les produits que vous consommez, les gens que vous rencontrez...

Il fut un temps où l’humanité consommatrice se subdivisait en autant de cibles qu’il y avait de publics à séduire à travers les médias de masse. Ce temps-là est révolu (1). Des serveurs utilisés à des fins publicitaires recensent désormais nos centres d’intérêt, nos liens sur les réseaux sociaux, nos goûts culturels, les lieux que nous visitons ou encore nos achats. Bref, bien qu’il ne s’agisse jamais officiellement de ficher une population, la catégorisation peut être si précise que, même sans connaître nommément le consommateur, une marque est en mesure de tout savoir à son sujet.

Comme le constate M. Hervé Bazot, président de l’association UFC - Que choisir, on observe une « captation tentaculaire, dans l’opacité, et une utilisation à l’infini de ces données personnelles (2) ». En France, la loi informatique et libertés de 1978 demande pourtant d’assurer la transparence et l’information préalable de toute personne fichée. Et si des données viennent à être archivées, ce stockage est limité dans le temps.

Crainte d’une législation trop rude

Or il est impossible de savoir combien de temps les Google, Facebook,Yahoo et autres groupes conservent nos données. (...)

En mars 2013, le groupement des CNIL européennes, dit « G29 », a publié des recommandations afin de limiter au strict minimum l’accès aux données personnelles des utilisateurs. Il préconise de recourir à des identifiants temporaires, et surtout d’informer les internautes sur les données collectées, ou encore de leur demander leur consentement avant tout traçage publicitaire. Cette option, dite opt in, qui laisse à l’usager le contrôle réel des données qu’il fournit, est rejetée par le lobby de la publicité en ligne (...)

On peut penser que les mastodontes d’Internet vivant de la publicité ne nous coûtent rien. C’est faux : ils nous coûtent nos données. Une valeur totale estimée à 315 milliards d’euros dans le monde en 2011, selon le Boston Consulting Group. Une richesse fournie par les internautes eux-mêmes, qui deviennent des « quasi-collaborateurs, bénévoles, des entreprises », comme l’écrivent MM. Nicolas Colin et Pierre Collin dans un rapport sur la fiscalité à l’ère du numérique (6). Localisés dans des terres d’asile européennes, soustraits à l’économie réelle par des systèmes d’évasion dans des paradis fiscaux, ces géants ne payent pratiquement pas d’impôts sur les sociétés ou échappent à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Pour 2,5 à 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France, les entreprises Google, Apple, Facebook et Amazon (lire « Amazon, l’envers de l’écran ») ne versent que 4 millions d’euros, « alors qu’elles pourraient être redevables de 500 millions d’euros si le régime fiscal leur était pleinement appliqué », selon un avis du 14 février 2012 du Conseil national du numérique (7).

Les grands acteurs nord-américains d’Internet déstabilisent le marché publicitaire. Alors que leurs recettes explosent, celles des médias traditionnels ne cessent de baisser. (...)

La télévision cherche à riposter en créant ses propres services de publicité individualisés. En France, des applications destinées au second écran (téléphone, tablette...) permettent de recueillir des informations sur le téléspectateur-internaute sous prétexte d’un jeu-concours. Il devient ensuite possible d’adresser des messages ultraciblés et de contourner la réglementation interdisant de publicité télévisée des secteurs comme l’alcool, le cinéma ou l’édition. (...)

En 2020, selon une étude récente du groupe suédois Ericsson, cinquante milliards d’objets seront connectés dans le monde (La Tribune, 22 septembre 2013). Cette vague qui nous submerge et qui permettra de nous suivre dans les moindres recoins de notre intimité semble d’autant plus incontrôlable qu’elle porte l’innovation numérique, nouveau pilier de la croissance capitaliste. Mais elle n’est alimentée que par notre propre tendance à l’« extimité », chaque jour encouragée sur les réseaux sociaux. « Le plus grand danger, résume le blogueur américain Andrew Queen, c’est nous-mêmes, les “Little Brothers” qui formons le “Big Brother” du XXIe siècle (12). »